Conférence du curé Thellier sur l'histoire de la Grande Guerre à Liévin et au camp de Döberitz

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En septembre 1919, répondant à la circulaire de l'Evêque d'Arras, Boulogne et Saint-Omer, de documenter l’histoire locale de la Grande Guerre dans le cadre des Conférences ecclésiastiques d'après guerre, Fernand Thellier, le curé de Liévin apporte son témoignage sur la vie religieuse dans son secteur pendant la Grande Guerre.

D'abord resté à Liévin au début de l'occupation allemande, il est arrêté en mars 1915 et envoyé en captivité en Allemagne à Paderborn, puis au camp de Döberitz.

Ce témoignage est écrit en seize pages sur des feuilles de papier simple. Il est conservé aux Archives du diocèse d'Arras dans la sous-série 6 V.
Conférence du 22 septembre 1919 donné à Carvin.

I.Liévin. Mes derniers mois de vicariat. Captivité.

Lourdes à Liévin

Le samedi 1er août, à 4 h 30, nous sommes sur le quai de la gare de Lourdes. Impatiemment nous attendons le train. Depuis quelques jours la situation s’aggrave : tension entre les états du Nord et du Centre de l’Europe, les Balkans ; on parle de guerre. Notre retour est décidé. Un lieutenant de gendarmerie paraît sur le quai, fait face à la foule et s’écrie : « La mobilisation générale vient d’être décrétée en France. La patrie en danger rappelle ses enfants ». Des centaines de voix répondent : « Vive la France ! ».

Le train arrive. Grand émoi : dès les premières stations, nous apercevons les mobilisés qui envahissent les gares. Dans les accoutrements les plus divers, avec ou sans armes, ils montent la garde le long des voies, près des ponts de chemin de fer, dans les gares elles-mêmes. Nous filons, par Bordeaux, sur Paris. Les comment aires vont leur train, les impressions les plus diverses sont émises, les ouvriers des champs s’en iront, mais les socialistes… Les esprits s’échauffent, les femmes pleurent. Les officiers rencontrés sont interviewés : rien n’est fait, mais la guerre est imminente.

Paris. Dimanche 2 août. Foule immense devant la gare du Nord, lamentations, pleurs, prières. Plus de trains pour le Nord de la France. Grâce à nos billets circulaires, nous

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avons accès aux quais. Un train part pour Lille-Bruxelles par Arras. Ce sont les Allemands qui regagnent en hâte leur patrie ; ils boivent, ils chantent. Nous sommes à midi à Arras.

À Arras, les gardes-voies nous saluent, nous causons aux amis. Après la messe célébrée à la cathédrale, nous revenons à la gare et vers 4 h nous sommes à Lens.

Mes confrères MM. Les abbés Flament & Hocquet, sont là, ils courent embrasser les leurs, puis rejoindront leurs dépôts. Nous nous embrassons et c’est l’adieu.

À 5 heures, je suis à Liévin.

Jusqu’à l’occupation de Liévin

Au cours de l’après-midi, les hommes du cercle Saint-Martin s’étaient réunis, des discours avaient été prononcés. Chez les hommes c’était le calme enthousiasme, la vieille ardeur guerrière endormie depuis des années qui se réveillait, pour les faire ce qu’avaient été leurs ancêtres. Chez les femmes, les mères de famille, c’était l’accablement de la séparation, le morne souci d’un lendemain peut-être triste. Pendant quelques jours les foyers se vidèrent méthodiquement, suivant les indications du livret militaire. Puis ce fut l’incertain qui régna. Les ordres de la préfecture étaient lancés et retirés, les hommes partaient et revenaient, allaient jusqu'à Saint-Pol, Béthune, puis retournaient de nouveau au logis. Les jeunes gens inoccupés, délaissés ne savaient que faire. Une incurie regrettable les laissa au pays ; les Allemands devaient les employer. Malgré ces fluctuations, malgré les bruits sinistres répandus, les informations ou imprécises ou regrettables de certains journaux, l’espoir ne faisait pas défaut, le calme régnait.

La reddition de Maubeuge déchira le voile, répondait la consternation. Des troupes en débandade étaient repassées déjà dans la paroisse, des échappés de Maubeuge revenaient, l’on se tourna de plus en plus du côté de Dieu.

L’église était très fréquentée d’ailleurs en ces jours sombres, les cœurs oppressés se tournaient naturellement vers Dieu ; et puis les Allemands se montraient parfois aux alentours, des excursions hardies avaient été tentées par eux.

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Œuvres du 1er mois avant le départ de M. le doyen

M. le doyen lui-même avait été appelé sous les drapeaux, avait dû demander de l’aide à l’évêché, un père Rédemptoriste le remplaçait.

Ouvroir

Avant son départ que de bien déjà fait, que de préparations achevées ! L’ouvroir avait travaillé pour nos soldats. Des chaussettes, des gilets de laine, différents articles de laine avaient été confectionnés. Une partie fut distribuée lors du passage, ou mieux de la fuite des territoriaux qui revenaient épouvantés de Belgique. L’autre partie fut distribuée aux cuirassiers, chasseurs à pied, dragons qui continrent l’avance allemande du début octobre.

Hôpitaux

La société des mines, dès la déclaration de la guerre, avait projeté la création d’un hôpital, qui recevrait une soixantaine de soldats français. Mme Morin, femme du directeur des mines, en dirigeait l’établissement. L’installation était bien comprise : salle spacieuse avec lits, salle d’opération, dortoir pour infirmières, cuisine, cour assez vaste.

Une annexe avait été créée par M. le doyen dans le cercle catholique Saint-Martin. L’installation était également bien comprise. Disposition parfaite, salle pour trente lits, avantages réels d’accès, etc. Des quêtes faites à domicile avaient rapporté des draps, du linge en quantité. La charpie et les bandes ne manquaient pas. Cet hôpital ne fut jamais occupé.

Après la bataille de Bapaume, les autos et autos-camions des mines de Liévin amenèrent des blessés du champ de bataille. Ils furent entourés de soins intelligents, par les docteurs, les dames liévinoises de la Croix-Rouge et d’autres. Mais l’invasion menaçait, il fallut les évacuer sur Saint-Pol. Six ne purent être transportés, la sœur Nazaire des mines de Lens n° 3 leur prodigua des soins maternels jusqu'à l’arrivée des Allemands. Ceux-ci les enlevèrent dans des chariots, qui les transportèrent en arrière, malgré leur faiblesse et leurs souffrances.

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Après le départ de M. le doyen

Œuvres de secours

Au début de septembre, nous fûmes convoqués, une vingtaine de personnes, à la mairie. Le but était la fondation d’une société de secours, qui viendrait en aide aux familles malheureuses, aux veuves, aux orphelins. M. Lamendin présidait. Un bureau fut formé. La charité alimenterait la caisse. Des dames de confiance indiqueraient les nécessiteux. L’invasion culbuta ces espoirs, à peine éclos.

Culte

Les offices n’étaient pas changés, plus fréquents seulement, en ce qui regarde les saluts et chemins de croix. Beaucoup fréquentaient les sacrements. Nous avions une réelle influence puisque, dans le danger, Dieu et ses ministres sont plus écoutés.

II.Occupation. Les cinq mois connus.

Époques. Circonstances.

La dernière semaine de septembre, des éclaireurs allemands sont signalés de tous côtés. Des patrouilles terrorisent la région, elles iront impunément jusque Saint-Pol et Hesdin. La peur, même parmi les gendarmes, était intense. Une auto remplie d’officiers allemands, venant d'Arras par Souchez, avaient traversé Liévin à toute vitesse, le jeudi 2 octobre.

Le 4 octobre, les Allemands approchent, les forces opposantes françaises sont inférieures, elles se replient. L’exode des civils est lamentable : depuis 3 jours, c’est un flot pressé qui passe sans cesse, de nuit comme de jour. Des confrères me saluent au passage, deux couchent à la maison, ils fuient devant l’envahisseur. Dès ce matin du 4, les dragons et les cuirassiers, qui occupent Liévin depuis la veille, partent en reconnaissance. Ils s’attaquent à l’ennemi qui les refoule. Quelques formations de « petits vitriers » les aident. Les batteries de 75, établies en face de Givenchy balaient la plaine devant le 10 de Courrières, Méricourt, Rouvroy, la Parisienne. Nous assistons un instant au combat, après la grand-messe, du haut de la tourelle du château de M. le comte Jonglez de Ligne.

À midi, un cuirassier est tué, il sera enterré le soir, au milieu des balles et des obus qui sifflent et éclatent aux environs du cimetière. Peu après midi,

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les cavaliers disparaissent, nous voyons les chasseurs faire le coup de feu et se replier. Ils abandonnent les premiers vallonnements des collines d'Artois, en avant de Liévin et de Givenchy, puis le mont de Vimy. L’attaque se localise devant Lorette ; les Allemands sont arrêtés là. L’immense plaine de maisons, de Courrières à Vimy, à Grenay et Loos-Hulluch, est aux mains des Allemands.

Attitude des Allemands

Les Allemands font leur entrée dans Liévin, le soir du 4, presque sans pertes, car les femmes et les enfants, qui se mêlent aux soldats français, les empêchent de tirer. Près de la gare du tramway, des civils sont accusés d’avoir tiré sur les Allemands, deux sont fusillés et deux maisons incendiées. Toute la nuit, c’est le fracas des portes et fenêtres enfoncées, particulièrement des maisons désertes. Cris et chants des soldats ivres, balles et obus qui percent les toits, appels des femmes violentées ou chassées, etc.

Les 5 et 6, arrivages continuels de troupes ; la ville est morte. Plus d’habitants, dirait-on, tous sont chez eux, ils n’osent se montrer. L’église est respectée car elle est aperçue de Lorette, on ne pourrait y loger sans danger.

Les aumôniers allemands, l’un divisionnaire de la gare, M. le docteur Muklenbein, de Paderborn, l’autre son aide von Nagel, nous arrivent. Ils sont très polis ceux-là, très aimables même. Ils nous prient de continuer sans crainte notre ministère, nous conduisent à travers toute la ville pour nous faire connaitre des soldats, puis leur recommandent de nous respecter. Enfin ils nous donnent des laissez-passer. J’ai revu l’aumônier divisionnaire à Paderborn pendant ma captivité.

Les chevaux sont logés partout, dans les maisons particulières, dans le Cercle Saint-Martin, jusque dans les salons des ingénieurs, sur les tapis, au milieu des fauteuils et canapés.

Vexations

À part ces hommes fusillés, quelques femmes violentées, les vexations ne furent pas de longue durée. La crainte voulue

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bien implantée, les Allemands fusionnèrent trop vite avec certaines personnes.

Lamendin qui s’était présenté comme « membre du parlement français » fut condamné à porter lui-même 5 œufs frais, chaque matin, pendant huit jours, au commandant. Ils lui mirent en mains la sonnette du crieur public pour annoncer diverses mesures, lui volèrent sa montre, etc.

La ville fut frappée d’une contribution de 500 000 et versa à peu près 80 000 francs.

Ravitaillement

Le ravitaillement se fit péniblement, la faim sévit quelques semaines. Il fallait moudre le blé à la mairie, où avaient été mobilisés tous les moulins à café. 300 femmes y étaient occupées. Puis des moulins à l’arrière écrasèrent le blé, mais les Allemands volaient la farine, puis vendaient une mixture atroce pour la remplacer. Les voitures allaient à l’arrière, revenaient chargées et vendaient les produits à un prix énorme.

Beaucoup de maisons sont fouillées, les réserves volées, le vin réquisitionné, les caves soigneusement visitées et consignées. M. le directeur des mines fit faire alors le ravitaillement par ses employés, M. Lamendin, incapable, se contentait d'accompagner les voitures. Les choses en étaient là lors de mon arrestation le 2 mars.

L’église, clergé, culte

L’église, ai-je dit, nous était restée, les offices y continuaient aussi régulièrement qu’avant la guerre. Ces messieurs avaient visité, questionné, délibéré, puis étaient partis. Nous fîmes fermer et barricader le clocher, envoyâmes les clés au commandant et les cloches restèrent muettes.

Le Père et moi avions parfois la visite des Allemands. Ils me dérobèrent quelques bouteilles de vin et nous plaçâmes le reste en lieu sûr. Ils furent toujours polis, respectueux même. Le Bon Dieu nous [?] ainsi des dangers extérieurs courus, car les obus plus d’une fois éclatèrent au-dessus de nous et près de nous. La Providence veillait ; les prières de nos paroissiens et amis étaient nos paratonnerres.

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Après la guerre, les ruines du château du comte Jonglez de Ligne
Tout alla bien jusqu'au premier janvier, qui fut funeste à notre chère église. Vers midi, la mairie, l'église et le château de M. Jonglez de Ligne sont successivement bombardés. Le chœur est inhabitable. Nous transportons l’autel sous la tour du clocher, face à Lorette et à la porte que nous cuirassons de notre mieux. Nous faisons une cloison derrière la tribune, à peu près jusqu'au milieu de l'église et nous obtenons une magnifique petite chapelle. Comme elle était remplie chaque matin et soir, quelles heures délicieuses et douces auprès du Bon Maître. Pasteurs et fidèles ne formaient qu’une âme. L’Adoration fut faite solennellement le 17 février 15. Depuis plus d’un mois l’on préparait les fleurs et les décors. Les résultats furent très consolants. Puis ce fut la préparation du mois de saint Joseph, mais je ne devais connaître que l’ouverture. Les Allemands, le 2 mars, avaient réquisitionné une seule fois l’église.

III. Mouvement religieux et charitable

Mouvement religieux. Catéchisme

Le catéchisme pendant l’occupation.

Tout ce qui fut fait au point de vue catéchétique a été raconté, m’a-t-on dit, ce sera une réédition.

Liévin avant la guerre, possédait des œuvres de catéchisme très prospères. Mademoiselle Aronio de Romblay, madame Jonglez de Ligne étaient les colonnes de ces œuvres. Leurs aides de guerre seront nommées au cours de [ce] récit.

L’invasion avait empêché du même coup les catéchismes, le recrutement des enfants, les messes d’enfants du dimanche. Je demandai aux dames catéchistes de nous continuer leur précieux concours d’avant-guerre.

Melle Aronio de Romblay et quelques lieutenants, parmi lesquelles MMlles Caron, Lemaire, Fréville, Debay, Turlotte, recommencèrent les cours. Elles s’occupaient du centre de la ville et du côté nord. Après les messes du matin, elles réunissaient les enfants (filles et garçons) au château de Melle Aronio. Les leçons étaient distribuées, apprises, avec un dévouement et une patience à toute épreuve. Des retardataires, même fort âgés, y accouraient.

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Les baptêmes d’adultes, les communions privées y furent préparés, sous les balles et les obus, et avec quel soin !

Un autre groupe, sous la direction de Mme Jonglez de Ligne, fonctionnait au château, puis s’occupait du n° 3, cité ouvrière de 880 maisons, dont j’étais chargé. Trois dames l’aidaient pour ce secteur : Melle Poncheaux et Mmes Philias et Denneulin. Ce quartier, situait à 20 minutes de Liévin, recevait chaque jour leur visite malgré les dangers qu’offraient de telles courses, malgré les Allemands soupçonneux, malgré les mauvais temps. Elles allaient, comme avant la guerre, fidèles à leur parole, à leurs promesses. Là aussi, les baptêmes d’adultes furent préparés, les communions privées et solennelles l’objet d’un soin particulier.

Conversions

Plusieurs conversions s’opérèrent au début de la guerre, consolantes pour le cœur de N.S. et le nôtre. L’une des plus sensationnelles fut peut-être la conversion de la porte-drapeau des enterrements civils du n° 3.

Vocations religieuses

Plusieurs vocations, à l’étude au temps de paix, s’affirmèrent, se confirmèrent pendant ces temps d’épreuves. Trois jeunes filles sont au couvent depuis la délivrance :

1.Melle Poncheaux, à Saint-Brieuc, chez les sœurs franciscaines missionnaires de Marie. Son désir est de partir aux missions,

2.Melle Fréville, au carmel de Boulogne,

3.Melle Suzanne Lemaire, chez les Petites sœurs des pauvres.

Une quatrième du n° 3, convertie de guerre, est revenue après quelques mois de couvent. Elle est, depuis son retour, demeurée très bonne, malgré l’ambiance.

Telles sont les fleurs de Liévin, de ce Liévin dont me parlait un curé, lorsque je fus nommé. Ses renseignements venaient du marchand de café, ils étaient superficiels, sans aucunement cadrer avec la réalité.

IV.L’organisation du service religieux

Est assez décrite par ce qui précède. Les offices étaient ceux du temps de paix, on n’aurait pu rien de plus, mais plutôt restreindre.

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V.Captivité

Arrestation

Le 2 mars, coup de sonnette à 9 h 30 du soir. Je me lève précipitamment. Le R.P., le commissaire, un Allemand interprète, deux hommes baïonnette au canon viennent m’arrêter. Je demande la raison. On ne peut le dire. À la Kommandantur, le colonel von Blücher me reçoit, fait un discours allemand, le répète en français : « Ordre m’est donné de vous arrêter, la raison m’est inconnue, si vous essayez de vous sauver, vous serez tiré ».

L’on me conduit à la banque Verley-Decroix, où M. Morin, le directeur des mines me rejoint. Quelques instants après, grande attaque sur Lorette, c’est peut-être la cause. Non. Un Belge, Delmotte, que j’avais aidé nombre de fois par mes charités, nous a dénoncés comme espions. Nous avons donné des renseignements aux Français et aux Anglais, moyennant forte somme. Cette première détention dure 8 jours.

Conseil de guerre

Le 9 mars, nous irons à Lens. Nous l’apprenons le 8 à 11 heures du soir. Avertis à cette heure, nous ne pouvons demander l’aide de personne. Nous le faisons savoir quand même. À Lens, tribunal en règle, juges assesseurs, juge d’instruction, la défense elle-même est présente.

Nos témoins arrivent : Mme la comtesse Jonglez de Ligne, malgré la défense des Allemands, est là, pour donner son témoignage moral. MM. Reumaux et Thellier de Poncheville témoignent en faveur de M. Morin.

J’ai fait avertir le clergé de Lens, personne ne paraît ; M. Morin s’en étonne.

La séance du conseil de guerre dure toute la journée. À la fin de l’après-midi, Delmotte poussé par Mme la comtesse s’écroule, puis déclare ne rien savoir. Le conseil est fini, nous sommes acquittés.

Douai

Acquitté, faute de preuves, mais suspects nous sommes dirigés sur Douai. Aussitôt, à l’hôtel de ville, M. le doyen de Notre-Dame, la chanoine Langlade, vient nous rendre visite avec son vicaire. Il ne craint pas, lui ; et le dimanche matin vers 10 h,

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au moment où je sors de prison, son vicaire venait me remplacer une heure, pour me permettre de célébrer la Sainte Messe. Je suis prisonnier libre pendant 15 jours. M. le chanoine Langlade m’offre la plus cordiale hospitalité.

Allemagne

Le dimanche des Rameaux, vers 10 h, la Kommandantur nous recherche. Trop près de Liévin, peu sûrs, nous partons pour l’Allemagne. À deux heures, nous sommes en gare. Le commandant de Douai surveille l’embarquement. Nous partons par Valenciennes, Bruxelles puis filons sur l’Allemagne. Le lundi matin nous sommes à Aix-la-Chapelle. La citadelle nous reçoit, mais ses prisons nous refusent, nous sommes internés dans une école neuve. Nous partageons une chambre avec une vingtaine de Belges. La salle est infecte. On fume, on crache, on joue, on dort sur des paillasses infestée de poux. Les fenêtres sont parcimonieusement ouvertes, une demi-heure, à midi. Je proteste par lettre au commandant de place.

Sennelager Paderborn

Nous partons le jeudi, et arrivons au camp de Senne, le Vendredi Saint, au matin. Interrogations, fouilles etc. se succèdent. Nous rencontrons des connaissances, des amis, des prêtres du Pas-de-Calais, du Nord, des soldats liévinois pris à Maubeuge, ou en Belgique. Je confesse dès l’après-midi. Jusqu'au jour de Pâques, aucun répit. Solennité splendide, foule énorme de soldats à la Sainte Table, spectacle impressionnant. Toutes les messes sont suivies et, l’après-midi aux vêpres, la chapelle déborde. Après la cérémonie, un prêtre du Nord remercie, les larmes coulent. La Famille, la Patrie se dressent, images plus vives, plus rayonnantes.

Paderborn Lippspringe

Le mardi de Quasimodo, les paquets sont recommencés, je pars dans un couvent de Paderborn. Nous y restons jusque 13 prêtres et séminaristes. Les pères sont bons pour nous, les frères plus agressifs et nous discutons souvent.

Je suis même aumônier d’un lazaret de Lippspringe,

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petite ville située à 9 km de là. Cent soldats français sont là, pour maladies de poitrine, bronchite, faiblesse. L’endroit est choisi. Bois de sapin, baraque spacieuse et [?], cour et prairie coupée de massifs de fleurs.

Culte

J’irai, dimanche et fêtes, pendant 15 mois, célébrer la messe et prêcher, puis ensuite causer et apporter toutes les nouvelles possibles. Nous avions à Paderborn les journaux français ; je les leur apportais ; des livres nouveaux, je les communiquais : Le sens de la mort, la guerre allemande et le catholicisme.

Secours

L’aumône spirituelle distribuée, sous forme de sermon, consolations, etc., c’était l’intellectuelle, la matérielle même. J’avais découvert un antiquariat, où nous allions de temps en temps à Paderborn. Comme les prisonniers manquaient de livres, et de bons livres, j’en achetai un certain nombre pour fonder une bibliothèque. Elle possédait 150 livres à mon départ, très lus, très soignés. J’en avais demandé aussi de tous côté.

De plus, entré en relations avec une princesse sibérienne, de naissance française, je lui demandai des secours pour nos pauvres prisonniers. Je reçus 200 marks et 90 boîtes de lait. C’était une fortune, puis un moyen d’apostolat.

Résultats

D’ailleurs, chaque dimanche, plusieurs se confessaient et faisaient la sainte communion. Les jours de fêtes d’obligation les communions étaient nombreuses, l’assistance à la messe presque générale. Il était si facile de leur causer, de les décider, de les amener doucement à Jésus. La France, la famille, les enfants, tout luttait pour moi, pour fléchir ces cœurs, ramener ces âmes, les donner à Dieu. Je les quittai le 15 août 1916. Le lendemain je partais à Döberitz.

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Aumônier août 1916-1918

Le camp

Döberitz, à 12 km de Spandau et 28 de Berlin, est un camp très bien bâti, sur une hauteur appelé « Galgenberg, le mont du pendu ». La plaine sablonneuse qui l’entoure est immense, coupée de forêts et de marais. Cultivée par endroits, elle est surtout utilisée comme terrain d’exercices militaires, comme camp de tir pour l’artillerie de Spandau, puis comme terrain d’aviation. A deux kilomètres en effet, se trouve un immense camp d’aviation, un Flugplatz très important. À six kilomètres au nord est la station de télégraphie sans fil de Nauen, dont nous apercevions les hauts pylônes.

Installation

J’arrivais à Döberitz le 16 août dans la matinée. La chapelle est à peine achevée. Je ne puis ce jour-là célébrer la sainte messe. Des ornements sont demandés au camp allemand voisin, qui envoie un autel portatif, ou du moins les ornements et le calice de cet autel. Le 17, sur une petite table qui sert d’autel, je célèbre la sainte messe devant quelques soldats accourus pour y assister. Puis commencent les travaux d’aménagement. Ils dureront presque une année, car il faut tout créer. L’autel est d’abord bâti puis les gradins qui donneront accès au chœur. Des couvertures formeront les tapis.

Je requiers de bonnes volontés, pour des chandeliers d’autel, des candélabres pour les saluts, un tabernacle, etc. Les plans sont donnés, le tout s’exécute.

M. l’adjudant français, chef des colis et du bureau des interprètes, veut bien me donner des caisses à biscuits. Je fais fabriquer des autels latéraux, un pupitre-confessionnal, des bancs pour la chapelle, des armoires de sacristie. Le mobilier sera complet quand l’harmonium loué à Berlin sera arrivé.

La décoration commence. Je découvre un peintre céramiste, il est un peu artiste. La couleur à l’eau lui est inconnue, mais avec la bonne volonté on arrive à tout. Je vais à Spandau et Berlin, des couleurs, des pinceaux sont achetés, et nous obtenons la belle chapelle que je présente ici.

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La chapelle du camp de prisonniers de Döberitz

Mobilier

Outre les quelques ornements indispensable de la chapelle portative, j’en obtins de tous côtés : Belgique, France ; linge de Bruxelles, Thuin, Gand, Paris, Boulogne. Une princesse allemande me fait un cadeau personnel : statue du Sacré-Cœur et de la Sainte Vierge, de 85 cm de hauteur et puis un Enfant Jésus. Un sculpteur parisien, prisonnier, m’offre une statue de N. S. prêchant, modèle de salon de je ne sais quelle année. Une comtesse allemande (originaire de l’Artois) envoie des cires, des chapelets, des livres, puis des braises, des kilogr. d’encens, etc. Nous avions, et au-delà, le nécessaire d’une paroisse. Les prisonniers me faisaient adresser des bougies pour les saluts, des fleurs naturelles pour l’autel.

Offices

Ils étaient les mêmes que dans une paroisse, avec nombreuse assistance. Le dimanche : messes à 8 et 10 h, vêpres 2 h 30 ; prière chaque jour à 7 h 30. Les messes en semaine étaient à 5 h 3/4, à cause du départ au travail. Chaque jour prière du soir à 7 h 30, avec salut le mercredi et chemin de croix le vendredi. Sermon d’un quart d’heure chaque dimanche.

Des heures précises étaient assignées aux Anglais et Polonais, plus tard aux Italiens, avec des annonces dans leur idiome particulier. Un aumônier italien, le lieutenant Simiani, de l’ordre des Servites, arriva en décembre 17, mais nos frères italiens ne furent pas exemplaires.

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Voir l'original (page 13)

Apostolat et vie sacerdotale

Dans ma chapelle du camp, la plus grande liberté m’était laissée, tant pour la règlementation que pour le nombre des offices. Les prisonniers venaient à ma chambre comme bon leur semblait pour causer, demander des nouvelles, se confesser, etc.

Je visitais, parcourais les baraques à ma guise pour faire la connaissance des soldats, leur rappeler l’heure des offices, leur signaler les fêtes en semaine, les « relancer » comme ils disaient.

Les Allemands ne contrecarraient pas à dessein les heures des offices et si, par hasard, un rassemblement était prévu à une heure où nous avions réunion à la chapelle, il était facile de s’arranger. Je présentais mes observations au lieutenant et le tout s’arrangeait à l’amiable. Les offices étaient bien fréquentés. Sur un maximum de 300 soldats résidant ordinairement au camp, environ 150 pratiquaient, ou du moins assistaient à la messe le dimanche.

La chorale bien dirigée, les solos, les morceaux extraordinaires faisaient aimer la grand-messe.

Chaque dimanche, une bonne vingtaine faisait la sainte communion, les jours ordinaires une dizaine et aux fêtes une soixantaine.

À la prière du soir, le nombre variait de 30 à 50. D’ailleurs, à part le petit groupe choisi et fidèle, rien n’est fluctuant comme une assistance de prisonniers. Au camp, en effet, ils trouvent les conférences, les cinémas, les théâtres, les concerts qui retiennent, captivent, dérangent aussi les offices. Mais N. S. avait sa part toujours.

Comme bibliothèque au camp, je ne pouvais y [?], elle était très bien fournie. Je demandais seulement aux bibliothécaires (et les deux qui y furent étaient excellents) de reléguer tous les Zolas et autres au fond des rayons.

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Voir l'original (page 14)

Les prisonniers, leur moral

Parmi les prisonniers, l’on retrouve les mêmes courants d’idée, les mêmes travers, les mêmes exemples que dans la vie ordinaire en France. Mais il y a à remarquer que l’influence du milieu est plus importante, plus entraînante. Certains furent ramenés à Dieu par les exemples de leurs voisins, de leurs compagnons.

Groupe exemplaire

Un petit groupe que je trouvais à mon arrivée fit des merveilles. N’ayant pas d’aumônier, ils faisaient en commun chaque jour, et en plein camp, par beau temps, dans des coins un peu abrités par mauvais temps, la prière du soir, récitaient le chapelet, lisaient l’évangile. Le dimanche, ils demandaient la salle de lecture pendant une heure, ils y chantaient les vêpres, quelques cantiques. Certains parlaient de la fête du jour et l’on se séparait plus fort.

Les nouvelles du front les affectaient assez, mais c’était de très courte durée, l’espoir n’a jamais cessé. Ils voyaient tous les journaux français, que des Alsaciens [procuraient] de Berlin.

Morale

La vie morale laissait à désirer parmi les travailleurs. J’ai demandé de tous côtés pour les visiter, pour aller célébrer dans les principaux kommandos. Je l’obtins pour un seul kommando, près de Spandau, et pour 2 ou 3 fois seulement.

Dans ces kommandos et surtout dans la culture, les hommes se conduisaient assez mal. Il y avait heureusement de biens consolantes exceptions, mais combien rares.

Études

Beaucoup étudiaient l’allemand, l’anglais, le droit etc. Des conférences très intéressantes étaient faites chaque semaine et nos conférenciers catholiques étaient les plus écoutés, les plus applaudis.

Le lazaret

A 500 m du camp était l’hôpital, le lazaret. Je pouvais y entrer comme bon me semblait, pour visiter les malades. Les salles étaient belles, en planche naturellement, mais les médicaments faisaient défaut et les infirmiers en général peu dévoués (ils étaient de toutes nationalités).

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Voir l'original (page 15)

Culte

J’obtins d’y célébrer la sainte messe chaque semaine, dans les baraques et à tour de rôle. Les malades y assistaient pour la plupart, sans respect humain. Plusieurs, chaque semaine, se confessaient et communiaient.

À Noël et Pâques de chaque année, y furent des fêtes splendides. Je demandais quelques musiciens : violons, violoncelles, des chanteurs, et nous partions pour l’hôpital. Presque tous faisaient la sainte communion en ces fêtes. Ils avaient une messe solennelle avec morceaux et chants. Dieu bénit sûrement ces pauvres malades et bien peu ne se réconcilièrent pas avec Lui. Il fallait un dénouement imprévu pour que je ne sois pas appelé.

Moral

Le moral des malades étaient généralement bien bas. Je fondai pour eux une bibliothèque. J’achetai des livres à Berlin, j’en demandai à Melle la princesse et Mme la comtesse. Ces Allemandes, de naissance française, m’envoyèrent pour ces malades des livres en quantité, et des meilleurs auteurs modernes. Histoire, géographie, romans apologétiques. Tout y fut. En France, auprès des amis et connaissances, je demandai des secours en nature.

Secours

Je pouvais ainsi leur offrir des viandes diverses (conserves), des pâtes, du lait, etc.

De plus, le Comité de secours français leur venait en aide, chaque semaine.

Morts

Une trentaine nous quittèrent pour aller à Dieu, pendant mon séjour de deux ans au milieu d’eux. J’avais leurs adresses mais les Allemands me les supprimèrent au moment du départ. Ils reposent dans le petit cimetière du camp, cimetière toujours si gracieux, si propre, si fleuri. C’est de là qu’ils travaillent à l’unisson avec nos glorieux morts de la terre de France, sacrifiés pour la même noble cause.

Rapatriement

Arrivé à Döberitz le 16 août 1916, j’ai quitté le camp le 15 août 1918, abandonnant ces amis près desquels j’avais travaillé, dont j’avais partagé les espoirs et les souffrances, et avec qui je saluais avant de partir les signes avant-coureurs de la Victoire.

Mémoire du curé de Liévin
Voir l'original (page 16)

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