Conférence du curé de Carvin sur sa paroisse durant la Grande Guerre

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En 1919, répondant à la circulaire de l'Evêque d'Arras, Boulogne et Saint-Omer, de documenter l’histoire locale de la Grande Guerre dans le cadre des Conférences ecclésiastiques d'après guerre, le curé de Carvin, l'abbé Lenoir, établit sa conférence sur la vie de ses paroissiens pendant la guerre. Il y évoque les premières heures du conflit, l'occupation, l'évacuation puis le retour au pays.


Ce témoignage est conservé aux Archives du diocèse d'Arras sous la cote 6 V 105. Nous vous en proposons ici la transcription.


Transcription

La guerre à Carvin (août 1914-octobre 1919)

A. Depuis la mobilisation jusqu'à l'occupation

Quand le tocsin est les sirènes de Carvin annoncèrent la mobilisation générale, il y eut un moment d'effroi à cette double perspective de la séparation et de la guerre imminente qui allait jeter tous les hommes valides dans la mêlée.

À cette nouvelles, les Carvinois se rassemblent par groupes à la porte de leur maison ; les femmes, plus sensibles, versent des larmes, les hommes les rassurent par leur grand espoir de vaincre vite et de revenir plus vite encore, les enfants suspendus aux bras de leurs parents tandis que les autos, volant de Lille à Paris, enveloppent la rue d'un nuage de poussière.

Le surlendemain 3 août, ils partaient tous sans exception, environ 2 000, résolus, enthousiastes, prêts à infliger à l'ennemi une terrible revanche ; les sombres nuages d'antipatriotisme avaient disparu ; les gars s’étaient ressaisis et, au chant de La Marseillaise, s'entassaient gaiement dans le train qui les conduisait à leur dépôt respectif ; les mères, les épouses, les sœurs, les fiancées, couvrant les rues d'accès à la gare, essuyaient de grosses larmes alimentées par la crainte d'un suprême adieu, tandis que les hommes, enivrés d'une joie patriotique, agitaient vivement leurs mouchoirs. Les abbés Delebarre et Vampouille, que j'accompagnais à la gare, partaient aussi de bon cœur mais un peu sceptiques devant ces cris prématurés : A Berlin ! A Berlin !

Les jours suivants parurent bien longs, car le vide était grand au foyer ; seule la jeunesse inconsciente s'étourdissait, comme de coutume. Cependant l'espoir était profond d'autant plus ancré qu'il reposait sur la prière. Chaque soir au salut, notre grande église était remplie de femmes, de jeunes filles, de vieillards et d'enfants qui venaient prier leur Mère du ciel de protéger ses enfants en danger. Cet élan de foi dura deux mois chez les personnes d'une vague religiosité ; l'invasion l'abattit bientôt.

Par contre, les journaux de Lille étaient ternes ; ils nous illusionnaient. Le génie des rédacteurs se bornait à raconter des petits faits d'armes héroïques, à annoncer la grande bataille imminente de la Meuse ou dans les plaines de Waterloo ; le laconique communiqué avec son cliché quotidien de « Situation inchangée » appuyant officiellement cette thèse. Toutes les batailles livrées en Belgique étaient autant de victoires éclatantes, de telle sorte que personne ne soupçonnait l'imminente invasion.

Cependant les évacués de Maubeuge nous apprirent que l'ennemi était là ; des voyageurs venus de Tournai nous signalèrent l'avance des éclaireurs. Mais le lendemain, le passage de deux régiments remontait vite les courages. C'était pour peu de temps. Le 25 août, deux régiments de réservistes vendéens écharpaient par quelques boulets ennemis se retiraient depuis Cysoing dans un lamentable désordre, et dix jours après, un bataillon de colosses allemands faisait résonner ses bottes en cadence sur le pavé de la ville, chantant d'une voix martelée et rauque ses couplets de conquête et de domination. À une minute d'effroi, succéda l'accueil froid et trop sympathique même de la populace pour ces ennemis qui se firent nourrir et loger très confortablement une nuit. Le lendemain, une quarantaine assistait à notre première messe, trois y communiaient au grand ahurissement des paroissiens et le bataillon prenait la direction de Lens vers 10 heures. Ils ne furent pas terribles, à condition qu'on leur accordât ce qu'ils demandaient.

Pendant le mois de septembre plus de trains, plus de poste, plus de nouvelles. On attendait toujours la grande bataille.

Le 29 septembre, une affiche signait du gouvernement militaire de Lille ordonnait à tous les mobilisables de 18 à 50 ans de partir dans les directions de Saint-Pol et Hesdin. La grande majorité s'y conforma ; mais après quelques jours d'émigration où ils avaient goûté la misère, la faim, le parquement dans les champs et l'encombrement des dépôts non préparés à les recevoir, ils revinrent dans leurs foyers, hélas ! travailler pour l'ennemi pendant 4 ans. Trois jours après c'était l’invasion à laquelle personne ne s'attendait car tous étaient grisés par cette perspective de la grande bataille décisive. Elle avait eu lieu à notre insu. Les Allemands nous apprirent dès le 6 octobre et la chute de Maubeuge et ce qu'ils appelaient leur recul stratégique de la Marne dû à l'avance imprudente de Von Klück.

Le 30 septembre, leurs premiers lanciers débouchaient du bois de Phalempin. Les plus timorés s'enfuirent sans vivres et sans vêtements à la pensée de revenir quelques jours après l'échauffourée. Ils partaient pour quatre ans et ne devaient plus retrouver qu'une maisons lestée de son mobilier, de ses portes et fenêtres quand elle était encore debout.

Le 4 octobre, les éclaireurs allemands occupaient le territoire ; une trentaine d'entre eux fut abattue par nos dragons bien renseignés. L'après-midi les uhlans à cheval, deux par deux, scrutaient les rues de la ville devenue morte avec ses rues désertes, ses portes et fenêtres closes. Les hommes surtout se cachaient dans la crainte d'être fusillés ; les atrocités allemandes commises en Belgique (femmes et enfants passées au fil de l'épée, hommes fusillés, femmes violées, maisons incendiées) tous ces faits couraient de bouche en bouche et se grossissaient tellement, qu'on les croyait tous capables de tels forfaits. Du reste les fugitifs étaient fusillés sans merci. Six hommes non identifiés arrivant de la direction de Meurchin furent ainsi abattus comme un vulgaire gibier au bout de la rue Émile-Zola.

B. Pendant l'occupation

Les jours suivants, la bataille se livrait le long de la Deûle entre Courrières et Annay. Le canon tonnait toute la journée du 5 ; le gros de l'armée avait suivi de près les éclaireurs et allait maintenir ses éternelles position à Lorette-Loos-La Bassée-Neuve-Chapelle.

Le 8 octobre, le corps d'armée des hussards de la mort s'abattait comme un essaim sur Carvin, venant de la Marne par Lens. Les rues, les jardins, les champs, les cours, les maisons mêmes étaient bondés de chevaux reposant sur une copieuse litière trouvée à peu de frais ; ils inauguraient leurs pillages et leurs gaspillages de vivres, leurs rapines faciles à opérer quand ils avaient expulsés les habitants des maisons isolées.

Naturellement, ils vécurent aux frais de la population.

Ce soir-là, ils nous annoncèrent leur recul stratégique, leu marche foudroyante (50 kilomètres pas jour) sur Calais et sur Londres, leur retour sur Paris par les côtes de la Manche et la paix signée à la Noël. Ils en avaient la certitude mathématique. Nos aéroplanes suivaient ce mouvement : avant leur départ pour assiéger Lille, ils arrosèrent d'une trentaine de bombes les groupements de chevaux. Les buts ne furent pas atteints. Aucune victime à déplorer. Les soldats, dans leur aveugle confiance en leurs chefs, croyaient marcher sur Paris, impatients de voir la tour Eiffel.

À peine installés en maîtres dans les maisons, ils prirent comme otages le maire, M. le doyen et quelques notables sur qui retombèrent les actes répréhensibles de la population à l'égard de l'autorité allemande. On les appréhenda suivant la formule : « Vous êtes mon prisonnier, si vous prenez la fuite, vous serez fusillé ».

Ce soir-là, j'étais mandé à l'hôpital pour servir d'interprète. Le médecin-chef de la section de Croix-Rouge demandait sur le champ cinquante lits pour les soldats allemands et français blessés affreusement par les obus du 75, car la bataille était sanglante sur la ligne Loos, Hulluch, Violaines, Neuve-Chapelle, Radinghem. À mon retour au vicariat, plus de porte d'entrée, le jardin s'était transformé en une vaste écurie pour 125 chevaux et toute la maison occupée par les hommes. Les officiers avaient réquisitionné tous les lits : M. le doyen, le père L. Marie et moi passions la nuit sur une chaise dans la cuisine.

Vers midi, ils allaient tenter le siège de Lille ; mais rencontrant de la résistance au front de Don, ils revinrent le soir reprendre le même logement au grand désespoir des Carvinois qui avaient disparaître en partie les traces de leur passage. Ils nous annoncèrent la prise de l'imprenable Anvers au dire des journaux, grâce à leurs gros canons et en même temps leur foi inébranlable en la victoire prochaine, grisés qu'ils étaient par leur succès et leur colossale organisation militaire.

Dans leur rapide marche en avant sur Lille, ils prirent dans leurs filets environ 20.000 civils évacués tardivement de Lille-Roubaix-Tourcoing ; le désordre administratif était inimaginable et les journaux avaient caché même la probabilité de l'invasion de telle sorte que tout tomba entre les mains de l'ennemi qui sut trop bien tirer parti des innombrables richesses du Nord. Environ 1.900 prisonniers civils, parmi lesquels il y avait trois prêtres, passèrent la nuit dans notre église où la ville dut les ravitailler de pain et d'eau. Dirigés le lendemain sur Douai, après un triage qui libérait les plus jeunes et les plus âgés déjà affaiblis par ce régime de carême, ils prenaient le chemin de l'Allemagne.

Dès ce moment, les civils devaient vivre côte à côte avec les Allemands, qui occupaient la plus grande partie de la maison et les plus belles chambres ; on vit bien des fois une mère de 5 ou 6 enfants contrainte de vivre dans une seule pièce le jour et la nuit.

Les premiers soldats d'occupation furent les Prussiens, luthériens, paresseux, rapineurs, féroces et d'une immoralité repoussante ; par groupe de deux, ils visitaient les prisons la nuit, on devine pourquoi. Les femmes honnêtes n'osaient plus rester seules. Les Westphaliens en majorité catholiques, moins rudes et moins audacieux, savaient s'approprier adroitement le nécessaire.

Les Bavarois, industrieux, courageux, organisateurs, se faisant passer, avec raison du reste, les premiers soldats de l'empire, avec une courtoisie plus civilisée que les Prussiens, s'infiltraient dans les maisons où leur immoralité allait de pair avec leur profonde foi chrétienne. Nul ne les surpassa dans l'organisation du vol et la façon de traire jusqu'à la dernière goutte nos riches provinces du Nord. Dès le mois de novembre, cette armée de réservistes vêtus de noir arrivait avec ses autos vider les stocks de cuirs, de bois, de fer, les magasins contenant quelque chose d'utile à l'armée. En deux mois, l'opération était terminée, ils partaient inaugurer le même système dans les villes voisines en commençant par les plus rapprochées du front.

La première installation des infirmiers saxons était une horreur. Appelé plusieurs fois pour administrer les blessés et ceux atteints de la fièvre typhoïde, je pus constater leur insouciance et leur dureté vis-à-vis des pauvres blessés. Longtemps, c'est-à-dire des journées entières, ils attendaient le moment où un major les aurait pansés. Un certain nombre mouraient faute de soins où s'endormaient dans une douce euthanasie de morphine, quand tout espoir de leur sauver la vie était perdu ; ils devaient encore s’estimer heureux de n'être point jetés dans la cave des cadavres avant le complet refroidissement. Ce fut la seule section de Croix-Rouge aux mœurs si rudes. Les Croix-Rouge suivantes se signalèrent par leur propreté, leur dévouement qui s'étendait volontiers aux civils, soit par amour de l'art, soit par le désir de prouver par les faits la supériorité de la médecine ou de la science allemande. On ne peut que louer leur zèle auprès des civils pour le soin des malades et les opérations.

Peu de temps après l'occupation, la Kommandantur réquisitionna tout les blé des cultivateurs et fixa la ration d'un pain, noir et immangeable pour les estomacs délicats, à 15 grammes par jour et par tête. Ceux qui avaient pu dissimuler quelques litres de blé les transformaient en farine avec leur moulin à café. De temps en temps on avait un morceau de viande, lorsque les cultivateurs consentaient à vendre leurs bêtes pour les soustraire à la réquisition allemande. Les plus intrigants élevèrent porcs, veaux gras et mêmes chevaux en cave et les débitèrent incognito. En mars on se demandait comment on aurait pu résister sous ce régime de carême perpétuel lorsque le ravitaillement américain nos assura d'abord 300 grammes de pain pour commencer, et même 350 par la suite. Environ 300 grammes de lard par tête et par mois, autant de bœuf salé, du riz à volonté, de la choucroute parfois rance, des haricots, des lentilles, de la végétaline, de la farine lactée, 300 grammes de saindoux, une boîte de lait, du sel et 150 grammes de sucre formèrent notre menu ordinaire de guerre auquel s'ajoutait de temps en temps un lapin ou un bifteck de cheval abattu par les boulets ou par les bombes. Comme légumes au jardin, on récoltait ce que les Allemands ne volaient pas. En principe, ils réquisitionnaient même les fruits. Ce régime végétarien nuisait moins à la santé que les nombreux ennuis moraux qui résultaient de l'occupation de sa maison par l'ennemi, de l'absence de nouvelles de ses parents et de l'’incertitude du lendemain et du prodige qui opérerait notre délivrance.

Le moral des troupes allemandes a toujours été excellent jusqu'à l’offensive de mars 1917 sur la Somme.

En 1914, c’était la joie délirante d'occuper un pays riche et la certitude d'une victoire rapidement gagnée. En 1915, les cloches sonnaient à toute volée les victoires russes. Après la Russie, c'était le tour de la France.

En février 1916, ils étaient certains de passer à Verdun, qui était la porte de Paris. L'honneur du Kronprinz y était engagé. Ils s'aperçurent bientôt que les collines de la Meuse étaient le tombeau de leurs troupes d'élite. Leur enthousiasme renaît avec la défaite de la Roumanie mais en mars 1917 ils attendent avec anxiété l'offensive franco-anglaise de la Somme. Ils craignent la percée française, officiers comme soldats. Trois jours après le déclenchement, ils s'étaient ressaisis ; ils ne passeront pas, disaient-ils, mais toutes les divisions, de la Somme à la mer, vinrent s'y faire décimer tour à tour pour empêcher la trouée du front. Les Bavarois furent les plus sacrifiés ; beaucoup refusèrent de marcher après la première hécatombe et furent jeté impitoyablement dans les camps de représailles gardés par des prisonniers. Ce fut le point de départ de la lassitude et du mécontentement bavarois qui durèrent jusqu'à la fin de la guerre.

La foi en la fée victoire redevint plus intense lors de l'écroulement de la Russie. De la défensive où ils pensaient user à la longue les forces alliées, ils songèrent de nouveau à l'offensive sur le front occidental qui devait s'écrouler et laisser ouverte la porte de Paris. Le coup serait terrible et la ruée irrésistible. La première et la deuxième phases de la bataille étaient gagnées, disait Hindenburg, mais la troisième ne put se dérouler, l'arme volante de Foch leur barrait la route d'Amiens. Les plus intelligents comprirent que c'était le commencement de la défaite. Cependant les journaux toujours bien stylés faisaient entrevoir la perspective de plus en plus prochaine de l'usure des réserves de Foch et les soldats y croyaient fermement. Après le passage du Chemin des Dames, Paris serait à eux, disaient-ils. Mais le 18 juillet, ils tremblaient sans mots dire ; après la rupture de la ligne Hindenburg entre Cambrai et Saint-Quentin, réputée jusque-là imprenable, la débâcle devint un article de foi et ils faisaient le recul stratégique la rage au cœur.

Vie paroissiale

Au commencement de la guerre, il y eut un renouveau de piété inconnu depuis longtemps. Au salut de chaque soir, l'église était remplie de femmes, de vieillards et d'enfants qui venaient demander à la sainte Vierge de protéger nos soldats. La procession du 15 août fut très suivie. Après l'occupation, ce fut la dispersion de toutes ces bonnes volontés. Il fallait rester chez soi pour garder la maison occupée jour et nuit par un ennemi supérieur. De plus les offices étaient souvent bouleversés. Chaque dimanche il y avait toujours un office catholique et un office protestant dont l'heure variait avec les divisions ou les aumôniers qui s'inquiétaient bien peu, à part quelques exceptions, des ennuis causés à la vie paroissiale. Leur devise était celle-ci : les soldats avant tout. La veille des grandes fêtes comme Noël et Pâques, ils réquisitionnèrent plus d'une fois l'église de telle sorte qu'il nous était impossible de confesser. Nous avons quand même continué le service paroissial habituel en l'adaptant aux circonstances. Chaque année on fit les communions solennelles, les filles trouvèrent des robes blanches même en 1918. la fête de l’adoration ne fut jamais omise ; elle consistait en une messe solennelle le matin où un grand nombre faisait la sainte communion et le soir on chantait Vêpres avec exposition. Les exercices du mois de Marie et du Sacré-Cœur attiraient bien des fidèles, sauf aux jours troublés par le bombardement. La vie paroissiale est intimement dépendante du sort réservé à l'église auquel nous consacrons un chapitre spécial.

Sort de l'église

Au mois de novembre, après la grand-messe du dimanche, un soldat vient prévenir qu'il y a un office protestant l'après-midi à 2 h ½. L'organiste chargeait de ses cahiers de musique arrivait faire la partition sur l'orgue. Comme je lui faisais remarquer qu'en France, les protestants ne faisaient jamais leurs offices dans les églises catholiques, il me répondit qu'en Allemagne c'était coutumier. Les églises étaient mixtes et les lois impériales étaient en vigueur sur tout le territoire occupé. L'aumônier catholique, du reste, me dit que nous ne pouvions pas empêcher cela. Depuis cette époque notre église appartint aux aumôniers allemands catholiques et protestants. Ils en disposaient à leur gré, fixaient les heures de leurs offices s'en s'inquiéter des coutumes paroissiales et laissaient le temps de reste pour nos paroissiens. Bien souvent nous devions aller dire la grand-messe, soit à l'hôpital quand les religieuses étaient encore là, soit dans le magasin de Mme Carlier. C'était le lieu de refuge en cas d'alerte. Une installation provisoire y était en permanence avec autel, table de communion, harmonium, confessionnaux, chaises et bancs.

Chez eux, l'église en temps de guerre est un local aux usages les plus divers. Parfois, à la Noël ou à la fête de l'empereur, on y distribuait des cadeaux aux soldats des différentes confessions. Tour à tour on y dit la messe catholique ou l'office protestant ; la même journée elle était transformée en salle de concerts avec une ornementation appropriée consistant surtout en feuillages, le chœur servant de théâtre aux musiciens. En novembre 1918, l'explosion d'une poudrière à 500 mètres de l'église, sur la route de Lille, réduisit en poudre tous les vitraux de la nef de gauche et ébranlait fortement ceux de droite. Comme les Allemands avaient besoin de l'église pour leur concert de Noël, ils les réparèrent avec du verre blanc réquisitionné en France.

La tour servait de poste d'observation. Trois ou quatre soldats y étaient installés jour et nuit autour d'un foyer bien alimenté, tellement bien qu'un immense incendie s'enflammait le 8 février 1916, réduisait en cendres les solides charpentes, fondait les cloches du carillon, ruinait l'horloge et aplatissait sur le sol la grosse cloche de 1 400 kilos. Une partie du toit, gagné par le feu, menaçait d'embrasser tout le reste à la satisfaction des soldats qui regardaient béatement l'incendie tandis que les civils s'efforçaient de l'éteindre, aidés par deux pompes que le commandant avait amené de Phalempin deux heures après le commencement du sinistre. L'intrépide Coguette sauva l'église en coupant le toit. Toutefois, les dégâts se localisèrent à la tour ; deux semaines après, les Allemands baissaient la cloche et l'emportait.

Aux offensives locales comme celle de la côte 75, le 18 août 1917, on transformait l'église en hôpital. La chapelle de Sainte-Philomène était devenue salle de pansements et d'opérations : les autels et les tabernacles faisaient bien l'affaire du pharmacien pour installer ses fioles ; les confessionnaux attiraient particulièrement les infirmiers désireux de dormir ; enfin, les chaises révisées étaient utilisées comme bois de chauffage pour les foyers.

À la grande offensive de Flandres, en avril, ce fut une caserne pour les troupes de passage qui faisaient escale dans leur course précipitée de la Somme à la Lys. Le spectacle était navrant : une dizaine de foyers dégageaient par une buse de deux mètres une âcre fumée noire tandis que les soldats se débarbouillaient, chantaient et dansaient autour ; les boiseries couvertes de clous portaient tout le harnachement ; les grenades roulaient partout dans la paille et des soldats éméchés jouaient les orgues. L'aumônier catholique n'avait aucune autorité pour empêcher la fracture des troncs, la démolition des objets du culte. Du reste, certaines mesures étaient commandées. Un beau jour, sans prévenir, on vint enlever les tuyaux d'orgues.

En juillet 1918, l'église servit encore d'hôpital pour les soldats atteints de la fièvre espagnole. Enfin, ce fut une salle d'attente pour les 500 derniers évacués pour la France et un lieu de pillage des bagages abandonnés forcément lors de l'évacuation des 500 derniers habitants.

Pendant l'évacuation, un obus perça la voûte et vint éclater sur le parquet occasionnant peu de dégâts à la table de communion. Le toit abritant le chœur reçut une bombe en 1917 dont le seul effet fut de réduire en morceaux quelques mètres carrés d'ardoises. Actuellement, avec la réparation des vitraux cassés à l'aide de toile huilée, on peut y faire les offices comme auparavant.

Attitude des aumôniers protestants ou catholiques

On ne peut définir leur attitude d'une manière générale. Elle variait avec le caractère et les individus. Cependant ils sortaient tous du même moule, le moule germanique. Comme la religion de l'empereur et de l'empire était le protestantisme, ils étaient patriotes et impérialistes avant tout et catholiques après. La Saint-Guillaume était une fête de 1ère classe analogue à celle de Sainte-Barbe. On célébrait ce jour là une messe solennelle où l'on rappelait les devoirs envers l'empereur, pour qui tous avaient une vénération profonde. C'était, disaient-ils, un protestant convaincu et de bonne foi. Dans leurs rapports avec nous, ils agissaient en conformité avec ces principes. Les plus intelligents se tenaient à l'écart, car leurs relations avec nous étaient soupçonnées par les officiers et les soldats luthériens comme une sorte de trahison envers la patrie. Les uns, se fut le petit nombre, se montrèrent courtois, serviables ; on peut affirmer qu'ils ont agi en prêtres pour sauvegarder nos intérêts, ceux de l'église abandonnée en sauvant les ornements et les objets du culte. Ils devaient y apporter toujours une grande prudence et une grande discrétion pour ne pas se compromettre aux yeux des commandants de place. Les autres, ignorant totalement la politesse et la courtoisie française, agissaient comme un vainqueur en pays conquis. Tout leur appartenait : l'église, les ornements, les cires ; il fallait leur fournir le nécessaire car ils étaient curés dans les paroisses ; nous ne comptions pas. Ainsi l'évêque de Spire est venu officier pontificalement dans notre église. Nous avions préparé le nécessaire. Sa grandeur n'a pas daigné saluer M. le doyen. Nous ne sommes pas habitués à cela en France. D'une manière générale, on peut dire que les aumôniers protestants, chez qui l'on sentait l'antipathie naturelle due à la différence de confession, étaient plus conciliants parce que plus indépendants.

C. L'évacuation

Jusqu'au mois de janvier 1918, la population carvinoise atteignit toujours 7 000 habitants malgré les évacuations partielles pour la France, la Belgique ou l'arrière. Jusqu'en mai, il y avait eu quelques bombardements par canon et quelques arrosages d'aéroplanes d'une cinquantaine de bombes par randonnée, à des intervalles assez espacées. Quelques victimes civiles et militaires en avaient été le seul résultat avec la destruction de maisons de mai à octobre. La ville recevait chaque nuit une cinquantaine d'obus de 150. L'opération commençait vers 9 h du soir pour se terminer le matin. Quand la lune se montrait, les aéroplanes survolaient la ville et les environs, continuellement, lançant des bombes sur les locaux éclairés et les convois. Il y eut peu de victimes car à cette époque tout le monde couchait à la cave. Ce bombardement systématique, dont Épinoy souffrait davantage, inquiéta la population qui songea à évacuer pour se mettre à l'abri du danger. Quelques familles émigrèrent en Belgique.

Le 25 août, 500 obtinrent un passeport pour la France, mais leur voyage consista à attendre la fin des hostilités entre Bruxelles et Anvers. Le 2 septembre, il y eut une évacuation forcée de 1 100 personnes qui partirent par le train de Celles-lès-Tournai avec un maximum de bagages de 50 kilos par personnes et de 50 F en monnaie française, en principe, s'ils s’en tenaient aux ordres publiés.

Le 6 septembre, un deuxième convoi de 1 300 comprenant les nombreuses familles et les vieillards partit dans la même région avec M. le Doyen qui avait tenu à accompagner la grande majorité de ses paroissiens éparpillés dans le secteur de Celles. Carvin ville ne comptait plus que 500 habitants tandis qu'Épinoy en avait encore au moins 3 000. Une première alerte de départ était donnée le 15 septembre. Faute de trains, nous restions. Le 26, deuxième ordre de départ, suivi d'un autre contrordre. Enfin, le 1er octobre, à 4 heures du matin, tout Epinoy, vieillards, hommes valides, femmes et enfants les plus vaillants attelés à des voitures ou brouettes, commençait son exode. Pas de voitures régimentaires pour porter les bagages ; il fallait emporter par ses propres moyens vêtements et vivre, chose impossible pour les mères avec leurs petits enfants. Il prirent la route de Lille pour aller à Pont-à-Marcq au bruit des shrapnels allemands lancés sur les avions anglais qui observaient cette lamentable retraite de civils. Le soir, c'était le tour des 500 derniers Carvinois. À 1 heure on publia qu’il fallait déposer ses malles place de la Mairie pour 4 heures. Le commandant de Carvin prétendait être plus humain que celui d'Épinoy, il avait prévu des voitures. À 2 h et demie, on vint me chercher pour conduire au cimetière une femme tuée la veille et que l'on devait enterrer le lendemain. Il n'y avait que ses deux filles pour suivre le corps. On trouva avec peine deux hommes à la mairie pour décharger le corps afin de faire l'absoute à l'église, car chacun s'occupait de préparer ses bagages et partait avec une certaine satisfaction et sans regrets, car depuis une dizaine de jours on bombardait le jour, et il y avait eu huit victimes à déplorer.

Vers 6 heures quelques voitures régimentaires, achetées à la hâte par les premiers arrivés, emportèrent une minime partie des bagages. Nous devions attendre en vain leur retour pour transporter tout le reste. À minuit, la Kommandantur donna l'ordre d'entrer les malles dans l'église et de partir dans la direction de Tourmignies avec la plus grosse charge possible. Chacun traîna sur voitures et brouettes un maigre paquet de vêtements indispensables et de provisions. Après 4 heures de marche interrompue par les nombreux convois allemands qui évacuaient à l'arrière batteuses, faucheuses et instruments aratoires de tous genre, les gendarmes nous indiquèrent comme lieu de refuge le hangar d'aviation de Tourmignies. La plupart y campaient deux ou trois jours, faisant la cuisine en plein air comme les troupes en campagne, attendant le départ des troupes allemandes exécutant le même recul que nous, pour prendre leurs places chez l'habitant.

Dans ce petit village situait à 14 kilomètres de Carvin, l'accueil fut cordial. Ce fut pour nous une quinzaine de véritable repos et d'une tranquillité inconnue depuis 4 ans. Je trouvais chez M. le curé une fraternelle hospitalité. Il était justement malade et incapable de dire la messe ; j'arrivai donc juste à point pour le secourir. Cependant notre délivrance approchait. Après quelques craintes d'être expédiés plus loin avec les habitants du village, les Allemands avaient prévenu les plus discrets de leur prochaine retraite. La nuit, on entendit les convois chargés prendre le chemin de l'arrière, puis tous les hommes valides jusqu'à 48 ans furent emmenés sur Tournai avec les bœufs, les vaches et les chèvres. Le 16 octobre, leurs canons de campagne épuisaient leurs derniers stocks d'obus dans les bois de Phalempin et de Mérignies ; la nuit ils décampaient au grand trot par tous les chemins. Le matin notre joie était délirante ; plus de Boches sur le territoire, un aéroplane anglais, à la vue des drapeaux français que portaient les civils en faisant des signaux, descendit au champ d'aviation, et le pilote apprit de vive voix le départ de l'ennemi. Le nuit suivante, une compagnie d'Écossais occupait le village, à la grande joie des habitants qui se levèrent pour leur faire du café, l'unique boisson qu'ils pouvaient offrir à leurs libérateurs. Le matin, tandis que j'allais chercher un mort à l'extrémité du village, je vis que tout le village était occupé par les troupes formant de petits groupes de 25 à 30, prêts à marcher en avant. Bientôt on entendit les crépitements des fusils et des mitrailleuses vers Mérignies. Les Écossais eurent une vingtaine de blessés dans cette escarmouche, une femme de ce village eut la jambe cassée.

Après le service, j'apprends que l'ingénieur des mines de Carvin avait obtenu un laissez-passer du major anglais ; je cours aussitôt en demander un aussi, favorablement appuyé par M. le maire. Je l'obtiens et, à 11 h, M. Gauthier et moi, nous partons avec une couverture et des vivres pour deux jours. Sur la route trouée par les mines à chaque embranchement important nous rencontrons des convois ininterrompus d'Anglais tous joyeux d'avancer. Ils nous demandaient à chaque instant : « Où est le Boche ? ». Infanterie, artillerie, cavalerie, tout défilait en ordre bien équipé et faisant un contraste frappant avec l'armée déguenillée qui se retirait. Les Anglais nous donnait l'aspect d'une armée toute fraîche qui partait en guerre. Tandis que nous traversions le bois de Phalempin, quelques obus sifflèrent dirigés sur les Anglais campés à travers le bois. Plus nous approchions de Carvin, plus les routes étaient encombrées de soldats, les uns en marche, les autres faisant le bivouacs dans le bois de Libercourt.

Nous arrivâmes à Carvin où les Anglais faisaient régner une certaine animation, par le rue de Libercourt retrouvée presqu'intacte : les poteaux télégraphiques sciés à ras du sol gênaient la circulation avec les fils, toutes les rues d'accès à Carvin du côté de la ligne de feu étaient trouées par les mines qui avaient effondrées les maisons voisines. Toutes les maisons où le gros mobilier seul était resté avaient été livrées au pillage : plus de pendules, plus de rideaux et de stores, les sommiers des lits défoncés, les fauteuils et les chaises dépouillés du cuir ou du drap, les armoires, les commodes et les buffets vidés, les portes et les fenêtres ouvertes, tout gisait par terre en un fouillis indescriptible. Les Anglais, pour mettre de l'ordre, balayaient le tout dehors et y mettaient le feu. L'église était encore toute remplie de malles et de caisses pillées quinze jours auparavant.

Un seul obus avait traversé la voûte pour éclater à terre. Peu de dégâts depuis notre départ, sauf quelques vitraux cassés. La ville elle-même n'avait plus était bombardée. Il n'y avait plus rien d'utilisable pour dire la messe. Les nappes d'autel et de communion avaient été enlevées, et les trois ornements blanc, rouge et noir privés de leurs galons ou n’ayant plus que la doublure. J’allai voir à la chapelle d’Epinoy si la sacristie n’avait pas eu le même sort. Là tout était resté intact. Le faux corps était encore entouré de cierges préparés par un obit qui devait être chanté le jour du départ par M. l'abbé Margollé. Tous les ornements étaient en double : je pus disposer d'une partie pour faire les offices de Carvin. J'allais visiter ensuite les 4 puits de mines avec M. Gauthier : tout n'était plus qu’un monceau de ruines ; de même la ligne de chemin de fer était coupée tous les cinquante mètres.

Je retournai le samedi 19 octobre à Tourmignies pour faire les offices du dimanche et inviter les paroissiens à la reconnaissance à l'occasion de notre délivrance opérée d'une façon si rapide et inattendue. Je les invitai à revenir le plus tôt possible : les maisons étaient habitables, les foyers, les chaises, les sommiers et les bois de lits et quelques rares ustensiles de cuisine restaient. Il fallait se presser d'autant plus que les Anglais se chargeaient d'utiliser les meubles comme bois de chauffage avec un flegme plein d'insouciance devant les réclamations des possesseurs.

Je revins donc définitivement le mardi emportant le nécessaire sur ma petite voiture. Je nettoyai la chapelle du presbytère où je pouvais dire la messe le lendemain. Cette journée-là, je trouvai trois femmes pour balayer l'église, remettre les chaises en place, car le jeudi il y avait déjà un service d'enterrement. La population d'Épinoy était revenue nombreuse de Pont-à-Marcq où elle avait beaucoup souffert de la faim et de la pénurie de logement. Elle souffrait encore à sa rentrée de la fièvre espagnole qui fit environ trente victimes, modeste proportion eu égard aux nombreuses personnes frappées.

À côté de notre cimetière, il y avait un cimetière de guerre[1]. quant à la population évacuée dans la région de Celles en Belgique, elle dut s'éloigner plus loin quand la retraite allemande se fit sur l'Escaut et quand vint l'armistice, elle était disséminée à Ellezelles, Lessines et autres localités sur la route de Bruxelles. Son rapatriement dura bien trois à quatre mois à cause du défaut de moyen de transport. Les Belges ne se décidaient à faire ces rapatriements que moyennant des sommes fabuleuses. M. le Doyen a pu rentrer parmi les premiers vers la fin de novembre, grâce à une auto de la Croix-Rouge anglaise.

Il y a sur la paroisse un vaste cimetière de guerre. Là, reposent environ 4 000 Allemands alignés en ordre comme les fleurs d'un jardin public. Les visiteurs y trouvent des bancs pour s'asseoir, y respirer le parfum des massifs de rosiers et méditer sur la gloire éphémères des mortels.

Quand à la statistique des mobilisés, des morts, des blessés et des décorés, on ne peut trouver rien de plus précis que celle de l'abbé Margollé. Telles sont peintes à grands traits les principales péripéties de la mobilisation, de l'occupation et de l'évacuation en la ville de Carvin. Il y avait encore bien des choses à raconter, mais il faudrait tout un volume pour faire vivre au lecteur les angoisses sans nombre, les tristesses, les longues souffrances physiques et morales et les rares joies de la vie d'occupation. Nul ne le sait mieux que ceux qui l'ont vécue. Heureux les chrétiens qui ont su souffrir avec Notre Seigneur. Jugum enim meum suave est et meum leve.

Deo gratias


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Notes

  1. Cette phrase a été barrée par l'abbé Lenoir dans son texte.