Discours de Léon Godard du 12 septembre 1948
Lors de la Libération du Portel, le 23 septembre 1944, il ne restait plus qu'environ 300 immeubles réparables rapidement ; 1.500 immeubles d'habitation avaient été détruits.
Pour son martyre, Le Portel a reçu la croix de guerre 1939-1945 avec étoile d’argent. Cette croix a été remise à la Ville avec la citation suivante :
. Depuis la Libération, Le Portel célèbre le souvenir de ce bombardement tragique du 8-9 septembre 1943. La transcription présentée ci-dessous reprend le texte du discours du maire Léon Godard, prononcé lors de la cérémonie commémorative du 12 septembre 1948. Le document original est conservé aux Archives départementales du Pas-de-Calais sous la cote 1 W 25333/5.« Cité martyre et symbole de la résistance à l'envahisseur. Cette commune a été écrasée pendant la guerre 1939 - 1945 sous de nombreux bombardements dévastateurs, qui décimèrent la population, notamment ceux des , 8 et 9 septembre 1943. A payé un lourd tribut à la libération du sol national et donné ainsi l'exemple du plus pur esprit de sacrifice au service de la Patrie. Cette citation comporte l'attribution de la croix de guerre, avec étoile d'argent »
Discours du maire du Portel
« Monsieur le Conseiller de la République,
Mon général,
Monsieur le Sous-préfet,
Mesdames,
Messieurs,
C’est un devoir bien pénible qui amène le maire du Portel à célébrer tous les ans en ce jour le culte des morts en souvenir de ce triste mercredi de septembre [19]43 où 500 des nôtres sont tombés victimes d’une guerre plus inhumaine que les autres.
Le sujet n’est pas facile à traiter car, en termes excellents, le tragique événements des journées des 8 et 9 septembre 1943 a déjà été évoqué par mes prédécesseurs. C’est pourquoi j’envisage avec effroi, mais avec piété, de faire revivre la deuxième bataille du Portel, car pendant cette deuxième guerre mondiale il y en eut trois. Pourquoi ? Ce n’est pas moi qui répond. C’est, dernièrement, au Calvaire des marins de Boulogne, mon ancien Capitaine le Vice-amiral d’Escadre Lemonnier : « Votre terre constitue un des bastions sur lequel s’ancre la défense de notre pays et on peut dire, de la civilisation ».
Vous m’avez confié la barre, aussi pour faire revivre la geste de vos martyrs, dois-je monter au banc de quart pour ressusciter les impressions du médecin, qui, ce soir-là, comme beaucoup, eut peur.
Vous n’avez pas connu, au cours de ces journées tragiques où 500 des nôtres sont tombés, vous n’avez pas connu l’ivresse du combattant engagé dans la bataille ; dans un duel où vous n’étiez que les spectateurs muets, mais sanglants, vous n’avez pas entendu là-bas, vers l’aval, le crépitement des mitrailleuses qui auraient annoncé qu’après le duel des machines, les hommes en étaient venus aux mains et que la libération était proche.
Comme le soutier du cuirassier enfermé derrière ses cloisons étanches, comme le sous-marinier enfermé dans sa coque d’acier, comme le canonnier faisant des manœuvres de force pour servir la pièce de sa tourelle, vous avez subi le combat sans voir ni comprendre, et pourtant vous n’étiez pas des combattants. Mais, cependant, cous avez tenu car si dans cette guerre totale il fallait des résistants actifs, il fallait aussi des résistants passifs et, grâce à vos solides qualités de marins, vous avez été de ceux-là. Vous l’avez été, car au Portel on prie et peut-être était-ce ce qu’il y avait de plus beau que dans la nuit noire de se trouver dans les décombres d’une rue en ruines et d’entendre, au milieu du fracas des bombes qui vous faisaient aplatir, résignés, à la terre à la lueur des éclairs, des fusées, que d’apercevoir les soupiraux d’une cave et d’en entendre sortir les invocations. Cela, c’est Le Portel.
« C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit » aurait dit le grand poète Racine. Le Portel, blessé par un premier bombardement, recherchait ses victimes quand, de nouveau, on entendit ronronner les forteresses volantes. « Les manœuvres sont terminées » devait annoncer la radio le lendemain, mais ce n’était pas des manœuvres comme celles de ces jours derniers, car à la lueur des explosions et des fusées se joignait le fracas des bombes. Des pans de murs entiers, des maisons s’effondraient, ensevelissant les vivants et les morts dans les caves, au milieu d’un fouillis sans nom.
C’est là que c’est manifesté la solidarité humaine. Petites Porteloises sorties du cours d’infirmières pendant le premier bombardement, vous receviez le baptême du feu avant vos diplômes. Je revois l’une d’elles, ayant aligné au Pont Hamel ses blessés comme dans un poste de secours de l’avant ; j’en revois une autre dans la salle à manger de ma maison natale ; une autre dans une cave, dont il fallut la sortir le pied coupé pendant qu’elle demandait des nouvelles de son père enseveli. On a rendu hommage, et je le fais moi-même, au dévouement de la Croix-Rouge, mais je veux publiquement rendre hommage à ces deuxièmes classes qui ne sont pas anonymes, mais qui ont voulu le rester, car combien y eut-il de dévouement et de sacrifices ignorés !
C’est un ancien mineur habitant au Portel qui, devançant ses frères appelés d’urgence après le bombardement, met à la disposition de ses concitoyens sa science de la sape et, sans étais, sait pénétrer dans les caves au milieu des décombres. Ce sont les membres de la Défense passive et du corps des sapeurs-pompiers portelois, qui coopèrent dès les premières heures avec leurs collègues de Boulogne et les anciens prisonniers et, dominant de sa haute taille ses camarades de stalag, un prisonnier qui a retrouvé sa soutane et se retrouve partout. C’est, au coin de la ruelle Dupont, représentant la police, un agent de Boulogne, ancien employé du tramway, qui plus tard devait perdre un bras dans la Résistance, et un agent de police auxiliaire, collègue parisien d’un Portelois, qui devait trouver la mort sur la place avec d’autres membres de la police d’État. Ces sont les admirables marins-pompiers, vétérans du sabordage de Toulon, qui ont voulu continuer à servir. Ce sont mes confrères du corps médical boulonnais venus au devant du danger. Et combien d’autres de toutes professions, de tous milieux, à qui j’ai parlé, que j’ai pensé. Ils dansent tous devant mes yeux une valse fantastique semblable à un tableau de Détaille. De certains, je vais apprendre la morts quelques instants plus tard et lorsqu’au matin on put faire le bilan,
« Je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange d’os et chairs meurtris et traînés dans la fange, des lambeaux pleins de sang et de membres affreux », aurait dit le poète.
Et, avec le jour, ce fut avant la nouvelle vague l’évacuation et, parmi tant d’autres, dans ce jardin, je vous revoie, me faisant vos adieux, femme de prisonnier avec votre petit garçon, puis ceux qui étaient couchés là-bas sur la route d’Outreau, la route de l’exil, au passage des vagues de bombardiers, pendant que le Mont Soleil tirait de toutes ses pièces.
Route de l’exil, mais aussi route de la solidarité française, car combien de dévouement devions-nous rencontrer au cours de cet exode !
C’est d’eux seuls que nous devons nous souvenir pour remercier tout le monde : Boulogne, Desvres, Béthune, Arras, Reims, les mineurs, les anciens prisonniers, les pompiers, les marins, et tant d’autres… Ais les morts et les blessés restaient sur place. C’est alors qu’un Chef, que j’avais vu à Gravelines, et dont le jour de la libération un docker qui en avait dans le ventre dit devant moi : »Au moins celui-là c’est un vrai Capitaine », prit et assuma le commandement des équipes de secours venues de partout.
Monsieur le maire de Boulogne, un de vos prédécesseurs fut à la peine s’il n’est pas à l’honneur. Et ce fut le travail épuisant d’hommes travaillant dans les décombres aux endroits où l’on soupçonnait qu’il y avait des victimes, aux endroits où l’odorat sentait les morts.
Et lorsque toute à l’heure, dans ce qui reste de notre église, dont le clocher aurait eu cette année cent ans, j’ai entendu l’appel des morts, j’ai revu la cour de notre hôtel de ville avec ces cercueils alignés où les familles venaient scruter la couche de poussière pour identifier les visages maculés et défigurés.
Mais il y avait des débris informes qu’aucune piété ne put rassembler, c’est pourquoi lors du premier hommage public rendu ici par les Portelois à leurs morts, fût transporté dans ce caveau le « Parent Inconnu ». Qui es-tu ? Personne ne le sait, personne ne le saura, mais tu personnifies à nos yeux le martyre d’innocents, morts sans savoir pourquoi, car, peut-être résigné, tu n’appris même pas la nouvelle consolante du débarquement des alliés en Italie.
Et pourtant tu étais frère de celui qui se battait là-bas et qui connaissait l’ivresse du combat. Pourquoi ? C’est le général Leclerc qui répond : « Cet esprit qui anima nos actions et nous permit de vaincre, je tiens à vous le rappeler et à vous le préciser avant de m’éloigner. En toutes circonstances, ce fut certes la recherche du travail et du combat le plus utile aux intérêts français sans nous laisser arrêter par aucune difficulté. Oui, ce n’est pas seulement la passion du combat, le désir de la gloire à tous prix qui ont animé cette Division, mais aussi et surtout la recherche au maximum de l’intérêt français quelles que soient les difficultés.
Nous avons vaincu ensemble, c’est bien, mais si nous avons réussi à vous donner ce patriotisme agissant c’est encore beaucoup mieux, car ce patriotisme n’est pas aujourd’hui un sentiment chauvin et étroit dépassé par l’histoire, c’est une nécessité vitale, les événements de chaque jour le prouvent. Demain comme hier, conservez un patriotisme agissant… » Parent inconnu des Portelois ce pourrait être son testament.
12 9 1948 »