Carnet de guerre du soldat Maxime Caron

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Maxime Caron est né le 16 novembre 1896 à Blairville, fils de Hyacinthe Caron et de Berthe [Devailly]. Il résida à Berck, Bailleulval et Rivière. Directeur de brasserie. Il est mort en 1975.

En avril 1915, il est appelé au 43e régiment d'infanterie, il n'a alors que 19 ans. En 1916, il passe au 80e RI le 14 juin 1916.

Caporal[1] au 80e RI, il a écrit le récit de ses derniers jours de combats, à partir du 25 janvier 1917. Il était alors dans le secteur Verdun... Le récit s'achève subitement le 29 janvier, sa main gauche ayant été grièvement blessé par l'explosion d'une grenade qui a nécessité son évacuation du front. Pour lui, la guerre était finie.

Il a fait l'objet d'une citation du 21 mars 1917 : « Excellent caporal. Progressant dans une tranchée, n'a pas hésité à ramasser pour la relancer une grenade ennemie tombée au milieu de ses hommes. Blessé grièvement à la main.» Il a été décoré de la croix de guerre[2].

Nous vous proposons de découvrir le récit de Maxime Caron, grâce à une transcription assurée par son petit-fils, Christian Cappon. On y découvre l'engagement d'un combattant et de ses hommes au milieu de l'effroyable réalité des combats.

Carnet de guerre du soldat Maxime Caron

Maxime Caron
Maxime Caron

C'est le 3e jour de cette cruelle attente ou à tout instant chacun se dit : « c'est aujourd’hui ». Depuis le 23 nous occupons les abris en pleine forêt de Bethelainville cachés aux regards indiscrets des oiseaux boches toujours mauvais plaisants et souvent trop pressés à faire quelque mauvais cadeaux. En effet depuis plusieurs jours ils se montrent plus hardis et sans cesse cherchent à foncer vers nos lignes.

Certainement c'est un signe précurseur et personne n'en doute, mais où se fera l'attaque et quand se produira t-elle ?

Ce matin là la canonnade s'est soudainement accrue, les obus ne nous sont pas destinés mais déjà l'on sait que le boche bombarde l'arrière avec des obus lacrymogènes et en même temps écrase à coups de grosses marmites la défense de la côte 304. À midi le bombardement s'accroît encore, certes il y aura attaque, mais que va-t-on faire, ira-t-on au secours des camarades là haut sous un feu infernal, ou attendra-t-on la nuit pour aller les renforcer ?

Toutes ces questions envahissent en même temps nos esprits, tout le monde est anxieux, à peine se cause t-on, on pense aux camarades et le canon tonne, tonne toujours en gros bourdonnements. On ne songe plus à chercher le bois qui le soir égayera les esprits, et mélancoliquement on écrit une lettre, peut-être la dernière. Déjà on songe à rassembler quelques affaires mais à autre sujet on n'en voit plus. Un appel « à la soupe » nous interloque tous, déjà il est 4 heures moins 5. Deux hommes sont partis aussitôt, à peine sont ils éloignés qu'une autre voix retentit : « alerte, montez les sacs, dans un quart d'heure rassemblement au point indiqué ». On s'y attendait mais malgré tout, quel coup de foudre, pas une protestation, chacun à la hâte roule et couverture et peaux de moutons. À 4 h ¼ tout le monde est dehors, personne ne manque, par section on s'en va l'un derrière l'autre dans la neige jusqu'au genou.

Arrivés sur la route nous nous arrêtons, chaque compagnie se range, puis un signal « en avant », la colonne s'ébranle, c'est le grand départ. Sur la route glissante et par un froid de -20° on s'avance péniblement, vite quand même car on perçoit les halètements des respirations. Chacun un bâton à la main par ces chemins désolés, on a bien l'aspect de malheureux mais malheureux résignés qui ne veulent pas paraître tristes. Pendant plus d'un quart d'heure on marche de cette allure folle, particulière aux gens nerveux, décidés d'un grand coup ou alors d'en finir pour toujours.

Puis la colonne s'arrête, abritée derrière un repli, agents de liaison vont et viennent dans la nuit cherchant chacun leur chef et unité respectifs, et nous déjà fatigués, reposons sur nos sacs, le fusil entre les jambes. Enfin après plus d'un quart d'heure d'attente chaque compagnie se remet en marche, ou va-t-on ? Maintenant les obus sifflent derrière nous, notre marche se poursuit, on reprend la file indienne, la neige tombe à nouveau. Mais quelle chance, nous arrivons dans des abris. Que veut–on faire de nous ? Il est huit heures.

Oh, mais quels abris ! Presque des souterrains, les traverses et rondins sont placés en croix, excessivement rapprochés ; avec quelques dix mètres de terre qui nous recouvrent nous sommes en entière sécurité. Nous casons par escouade et aussitôt, sans attendre ni quoi ni que, nous nous installons pour suppléer à la soupe du soir ; sans grand appétit on mange, puis sur le grillage on s'allonge tout équipé et bientôt on commence à dormir. Vaguement je perçois quelques camarades déchirant des lettres, tous pressentons le danger qui plane sur nous, mais quand même nous n'en sommes que plus calmes.

À onze heures « debout sac au dos, tout le monde dehors ». Le flot s'écoule à nouveau, on est sorti, on pose les sacs et on attend. Pendant que les uns sont partis chercher des grenades qu'ils ne trouveront pas, les autres vont à la recherche de la roulante et reviennent au bout de 10 minutes porteurs de pinard et café chaud ; on s'arrange pour avoir chacun sa part, mais la soupe, on allait la manger, quand tout à coup « sac au dos ». le silence reste le même, tout le monde est là mais les pensées et les cœurs sont loin de nous. Où va-t-on ? À Esnes, dit le lieutenant ; tiens le capitaine vient de rentrer. Pas de chance, dit-il, j'arrive au bon moment. Il est en tête, « en avant » commande t-il à voix basse, la troupe s'avance en long cordon par un sentier couvert de neige et à peine visible. La canonnade fait rage, aucun obus ne vient vers nous mais certains passent haut dessus nos têtes en longs hu…hu…hu…

Nous approchons des batteries, leur salves éclatent terrible dans le silence de la nuit, on croirait des forgerons battant sans trêve ni répit un acier indomptable ; les éclairs se croisent dans le ciel et nous font paraître sous la neige qui nous recouvrent, semblables à des juifs errant sur une terre maudite. Notre marche est coupée d'à-coups, il faut franchir un réseau barbelé ou des tranchées pleines de neige, plus loin ce sera un ruisseau tout gelé. Les chutes ne se comptent pas, la neige durcie sous les talons n'est plus qu'une glace, on roule et on culbute sur le dos ou sur le ventre, les camarades vous aident à se ramasser et la longue course continue silencieuse dans la nuit. Enfin le capitaine fait passer : « on arrive, du courage les gars ! », c'est un soupir de soulagement qui sort de toutes les poitrines ; on aperçoit dans les profondeurs d'une crête, la fugitive lumière de quelques postes soit de secours soit de liaison, nous longeons une route glacée et nous arrivons dans un boyau.

Maintenant les obus nous tombent dessus, on avance moins vite mais à chaque arrêt on se laisse tomber et sommeiller de fatigue. Tout à coup l'allure s'accélère, le boyau est moins profond, les obus fusent de plus prés, bientôt c'est une débandade folle, une course d'ombres sur une nappe blanche parsemée de points noirs. On bondit de trous en trous d'obus, d'instant en instant un cri s'échappe d'une poitrine, un appel, souvent le dernier, on ne cause pas, on pense en soi même affreusement dans une semblable solitude.

Maintenant on débouche au pas de course et on suit une nouvelle route, là vont et viennent quelques coureurs, maintenant on se trouve un peu à l'abri des obus quels qu'ils soient, fusants ou percutants. L'allure s'est vite ralentie, on se retrouve un peu partout, on se reforme, ceux qui sont là et qui ont suivi tant bien que mal. On croise une compagnie du 342e qui va faire une contre attaque, nous qui ignorons encore notre destinée, les regardons d'un air de pitié ; ils sont en équipements, couverture et fusils en bandoulière, qui s'approvisionnent silencieusement en grenades, on leurs en distribue 10 à chacun. Ceux là, on ne se fait aucune illusion, ce sont les sacrifiés, pensons-nous, heureux que nous ne sachions rien sur notre compte. Tout à coup «  halte, abritez vous au talus! ». Nous voici au parc du génie qui va nous approvisionner, on quitte les sacs et on se laisse tomber mais le froid nous saisit aussitôt, on se relève, on marche, on va de l'un à l’autre, on apprend quelques nouvelles ; un sous lieutenant s’est brisée les reins dans une chute, Pellé s'est fait une entorse en tombant, d'autres sont touchés et puis certains sont disparus …………………..

«  Alors, que fait-on ? Attendez, c’est l'ordre ! » Rompus de fatigue on se couche sur la neige avec le sac sur le dos, et on s'engourdit au point même de s'endormir, mais bientôt le froid de plus en plus pénétrant réveille et fait ouvrir les yeux ; alors on regarde, on voit les obus incendiaires, pareils à des comètes à longues queues passer dessus nous et éclater dans un village, les fusées s'en détachent et continuent plus loin leur œuvre destructrice.

Il est 1 h, maintenant voici des grenades, on ne veut comprendre, un étau nous serre le cœur, alors on en sera aussi……………. Maintenant on apprend que les boches ont fauché un bataillon du 342e et sont installés à 304, et nous, nous allons reprendre le terrain perdu ; non ça ne marche pas ! à tout seigneur tout honneur, le 80e[3] a tenu le coup, ce n'est pas à lui de repêcher les autres ! Et tout en grommelant on reçoit les grenades et on écoute les ordres : ordre de marche : 2e, 1ère, 3e ,4e sections. C'est la logique, la 2e rouspète, nous la 1ère on répond c'est la théorie qui veut cela. Et puis, qu'est ce que cela veut dire ? On va prendre les boyaux, si vous vous faites voir, c'est nous qui recevrons quand vous serez passés. Enfin en avant !

Je marche en tête de la 2e demi-section, suivi de Duclos, Legris, Touraine, enfin des pas froussards, Pascal ferme la marche. Nous reprenons la route sur laquelle tout à l'heure pleuvait un déluge de mitraille, il y a un petit brin d'accalmie, mais ça ne dure pas, à peine sommes nous engagés dans le boyau que le déluge recommence : fusants, percutants à volonté, le boyau est bien repéré. J'attends les arrivées pour m'élancer, chaque fois je suis le tir et m'en tire avec quelques contusions dues aux chutes nombreuses. On ne se parle plus, on s'aide l'un l'autre, on se tire par la main, on tient des fils brisés, on s'appuie, on relève un camarade, enfin on avance comme on peut. Il gèle à faire éclater la peau, la main collée sur le canon du fusil ne peut plus le quitter. Il faut qu'il soit chauffé, la capote appuyée sur le parapet y reste figée. On fatigue mais on avance ;

Tout à coup, halte ! «  On demande la compagnie de mitrailleuse, faites passer » ; l'ordre circule de bouche en bouche et s'éloigne rapidement. Pas de réponse ! Alors on répète : « le commandant réclame le commandant de la 1ère compagnie de mitrailleuse ». Enfin il arrive, suivi de ses agents de liaison. Probablement, on arrive se dit on ? Mais non, la marche reprend de plus belle, sous un tir de barrage infernal, il faut quitter le boyau, faire à découvert quelques cent mètres ; on longe une voie de decauville, complètement broyée, de part et d'autre des trous béants qui ne demandent qu'à nous engloutir, un faux pas et l'on disparaît. Et la course dans la nuit continue, au milieu de la neige et de la mitraille. Maintenant on commence à percevoir, malgré la canonnade, le tac tac et le toc-toc des mitrailleuses.

Une fois encore, on s'arrête, brisé [] on s'écroule dans le boyau, pour se causer on crie. Ceux qui ont fait Verdun, ont vu Fleury et Vaux–Chapitre, on se dit, ce n'était pas pire, cette fois c'est sur, on y restera ! Les nouveaux des derniers renforts nous regardent effarés, nous ne sommes plus des hommes, on grogne, mais la rage reste aux boches. C'est lui qui va payer, on lui passera ça, on va se venger ! Triste illusion ! Ne nous attentent–ils pas quelquefois ?

Une fois encore on se remet en marche, on fait un vaste mouvement tournant vers la gauche et maintenant on suit le flanc de la côte 304. Sur que les boches nous ont vu, des fusées claquent en montant dans le ciel, des rouges, des vertes et des blanches.

Ils doivent être impressionnés de nous voir avancer à travers ce feu meurtrier ; les balles sifflent aux oreilles, on rapproche de plus en plus car les obus éclatent un peu en arrière ; quelques 88 nous font quelquefois encore courber le dos mais on avance. On saute de boyaux en boyaux, au milieu d'abris éventrés, cette fois on arrive en première ligne. La deuxième section s'engage dans un boyau qui la conduira au poste de combat. Comme c'est drôle, personne en ligne, on vient renforcer et on trouve personne ! La section prend vers la droite, pas de boyau, il est retourné ; les boches nous ont vus, peut être croient-ils déjà qu'on attaque car ils demandent l'artillerie et font un barrage de grenades. C'est un bouillonnement sourd, des gonds qui s'entrechoquent activement et nous, nous avançons sans réplique, comme des moutons qu'on abat. Maintenant on y est, c'est de là qu’on va attaquer, une tranchée large et profonde avec devant quelques fils de fer. Je regarde l'heure 3 heures 1/2, que fait-on, on attend, les uns veillent, on ne voit rien, les boches nous dominent et les autres sont allongés au fond de la tranchée et se reposent, insouciants de la partie qu'on va faire.

J'ai mis sac à terre et me suis assis sur une grosse motte apportée par un obus. Je regarde en avant et cherche à la lueur des fusées quelques points de repère afin de ma guider tout à l'heure. Je vois jaillir d'instants en instants l'étincelle brève et claquante d'une mitrailleuse ; celle là, si je m'en approche me dis-je son affaire est claire. Je la signale aux camarades et leur dis de bien faire attention. Maintenant j'inspecte l'arrière pour me situer un peu, il fait à peine clair ; je vois arriver dans le vallon les rafales formidables d'obus boches, des colonnes d'eau, car il y a des marais, s'élèvent et retombent en gémissant. Certes ils nous ont mal repéré car leurs obus nous frôlent et éclatent au moins à 100 mètres plus loin. Tant mieux on en aura assez tout à l'heure, se dit-on !

L'heure tourne, le lieutenant passe et nous cause, on va attaquer par surprise au petit jour, tout le monde en sera, une patrouille va partir et fera la liaison avec le 2e bataillon immédiatement à droite. Il est 5 heures, Méton est sorti avec 5 hommes pour essayer de joindre la 7e. Prés d'une heure on attend anxieusement, les mitrailleuses égrènent leur rapide tac tac, enfin nous le voyons, il rampe avec tous, on les voit s'avancer successivement de trous en trous et on devine les balles qui les cherchent, enfin ils sautent dans la tranchée tous sauvés.

Maintenant c'est à nous de sortir, il est 6 h, pour quelques minutes le silence est complet, les agents de liaison vont et viennent dans les boyaux, apportant constamment de nouveaux ordres, on leur cause…. « Oui, on va attaquer à 6 h 1/2, les boches n'y verront que du feu, c'est par surprise, il faudra tous sortir ensemble et partir au pas de course, on les sortira de notre tranchée, puis ce soir on sera relevé, eh bien alors ça va barder, mais rien dans le ventre depuis hier 10 h ». Le capitaine passe à son tour au milieu de nous, il est énervé et ne tient plus en place, il nous cause très peu, on a peine à le comprendre, bientôt on le voit disparaître derrière un pare-éclat ; comme il semble grand en vareuse avec le seul équipement d'une musette et d'un revolver ! Quelle belle cible ce sera tout à l'heure ! On le reconnaîtra à plus de cent mètres.

Maintenant on se prépare, les fusils sont chargés, les baïonnettes placées, car on peut deviner ce qui va se passer, les grenades bien placées pour n'avoir qu'à prendre et lancer. L'heure arrive, on soupire de l'un à l'autre, ce calme nous pèse, nous broie le cœur ; de loin on revoit le passé, serait ce notre heure ? Non, car ce qui se manifeste habituellement avant tous les forts coups ne se rencontre aucunement chez nous.

6 h 25, une nouvelle patrouille sort, tous sont de ma section, lieutenant et adjudant, les hommes tous de ma demi section. Ils vont essayer d'établir pour l'attaque cette dangereuse liaison. Le jour n'est pas venu encore, leurs ombres glissent sur la neige, les boches vont-ils les voir ? Échapperont-ils, arriveront ils à remplir cette pénible mission ? On suit vaguement leurs mouvements dans l'obscurité ; tout à coup, du front boche une fusée part et s'élance en chuchotant un bruit de mort ; elle décrit un demi cercle au dessus des camarades et tombe derrière, seront-ils vus ? une minute d'angoisse pour tous. Hélas maintenant des fusées montent et décrivent dans le ciel des farandoles invraisemblables. Ils ont été vus, les mitrailleuses les cherchent, il leur sera impossible d'avancer.

6 h 30, préparez vous, en avant ! dans le vacarme, car le boche a fait déclencher un formidable tir de barrage, on s'élance d’un bon hors de la tranchée, on ne réfléchit plus, on ne voit plus, tout est tendu vers un but : arriver vite ou mourir de suite plutôt que de souffrir, le petit jour nous découvre, c'est une belle ligne de tirailleurs qui s'allonge sur le front et les camarades qui de loin nous voient, d'un geste de pitié, crient : courage les gars du 80e, oh, il en faut du courage, car déjà tout s'écroule autour de nous ! des cratères provoqués par les obus s'ouvrent sous nos pieds, ce ne sont plus que des sifflements stridents de balles et d'éclats de toutes sortes, en avant , une ligne de feu, un bouillon ardent de grenades nous barre le passage ; des fils de fer arrêtent la marche. Enfin quand on se retourne pour voir la marche, plus personne ne suit, on s'arrête dans un trou et on regarde ; en avant, un réseau de fils de barbelés tout nouvellement placé et intact, un jet continu de grenades, barrage infranchissable maintenant, derrière les camarades étendus et courbés dans la mort cinglante d'une balle. Des blessés se glissent en rampant sous les rafales, quelques uns sont frappés dans leur course, d'autres s'arrêtent pour reprendre, ensuite, résultat d'une affaire malheureuse, de la casse et pas de profit. Les boches étaient trop loin et nous attendaient, soutenus par des mitrailleuses que j'ai cru vaguement être des nôtres par leur tac-tac précipité.

Et que ferons-nous tout à l'heure ? ce sera impossible de rester là, déjà les mitrailleuses du Mort-Homme nous annoncent la mort, mieux vaut essayer de regagner la tranchée de départ, nous serons au moins à l'abri des balles. Ici une grenade à fusil nous broierait, alors on n'hésite pas, en arrière, on rampe de trous en trous, parfois on s'élance d’un bon, mais les balles nous suivent. Tant pis, encore quelques mètres, risquons la mort ou sinon la délivrance, retardons l'heure tragique. Un ramassement de toute l'énergie, de toute la volonté, de toutes les forces, on s'élance follement, on trébuche, on roule, on se relève, on tombe enfin dans la tranchée, sauvé cette fois encore.

7h que sont devenus les camarades ? J’en retrouve mais que sont devenus les manquants. Je vais de l'un à l'autre demander des nouvelles de chacun en chacun, de grands vides ont été faits à l'escouade. La patrouille est encore dehors, je la cherche et vois un douloureux spectacle, ils étaient partis 7, l'un est à 50 mètres de nous, je le reconnais, il est de mon escouade, Corbière. Les autres reviennent en rampant, l'abandonnant car il est tué, mais du sang les rougeoie à la tête, par tout le corps ; les boches s'acharnent sur ce malheureux groupe ! Par moment, je dois me baisser, sentant les balles me frôler. Celui qui marche en tête, Touraine, semble traîner Oviez inondé de sang, d'autres rampent derrière eux péniblement mais seuls quand même. Les voici, à l'entrée du boyau, encore quelques mètres à franchir, ils seront avec nous. Touraine se glisse et avec précaution, attire Oviez qui ne peut remuer. À plusieurs moments ils doivent s'arrêter pour éviter des grêles de balles, enfin ils tombent dans la tranchée. Vite on s'occupe du blessé, une balle lui a coupé le nez, une autre traversé l'épaule et l'autre épaule a été démise de son articulation.

Maintenant les autres suivent, Tribotté se ramasse et s'élance vers nous, il retombe frappé au milieu de nous, une balle lui a traversé la poitrine ; cette fois c'est Artuis qui part, à peine s'est il soulevé qu'il retombe frappé à mort, en portant les mains au coté. Les autres essaient de l'emporter, impossible, ils le roulent dans une couverture et partent. Le lieutenant semble blessé, il n'essaie pas de courir, il se glisse vers nous et après un grand détour, arrive sauf, il a la cuisse traversé par une balle, enfin le dernier, l'adjudant, saute dans la tranchée.

7 h 1/2. Tous sommes tristes, accablés de malheur, pas de nouvelles des autres sections. Le lieutenant envoie un agent de liaison au capitaine et attend. Le calme se rétablit peu à peu, on entend en avant des gémissements et des appels déchirants, impossible d'y aller, ce serait la mort. Le froid nous glace, la fatigue nous prend à nouveau, c'est le nouvel écroulement de tout l'être. Maintenant, au détour du boyau, apparaît défait un agent de liaison, triste nouvelle, Sartiges, Galtier, tués ; l'adjudant blessé ; deux sergents tués, sur l'un, les boches se sont acharnés, le criblant de grenades ; l'attaque décidément n’a pas donné le résultat espéré. Que va-t-on faire ? Restent l'adjudant et quatre sergents, le capitaine est tombé glorieusement de 2 balles à la tête, à peine avait il escaladé le parapet ; avec lui 2 coureurs sont tombés mortellement. Hécatombe épouvantable !

8 h Ordres : tout le monde dans les abris pour éviter les pertes inutiles, placer des guetteurs dans les endroits choisis. L'ordre est exécuté, les survivants cherchent quelques sapes protectrices ; j'étais dehors encore quand on a ramené Oviez et Tribotté ; ils sont bien épuisés et ont peine à marcher. Impossible que je reconnaisse Oviez avec le pansement qui le momifie, je le descends dans une sape puis revient à la tranchée.

9 h : maintenant je repose sur les marches d'une sape, nous sommes blottis Duclos et moi, l'un contre l’autre ; il fait un froid insupportable, on ne peut songer à boire le vin qui est glacé dans les bidons ; pour se réchauffer on essaie vainement de manger un pain et une viande gelée. Enfin abattus de fatigue, on s'endort en grelottant. Oh ! Voici Voisin, il a noté les pertes et nous les annonce : tués, blessés et disparus à la compagnie : 75 sur 130 d'effectif ; à l'escouade Pasquet est tombé aussi, prés du capitaine Philippe blessé également ; pour la section ce soir, établir coûte que coûte la liaison entre la 7e compagnie et le bataillon, cette tache nous laisse bien rêveurs, enfin on verra……

La canonnade a diminué d'intensité, d'instant à autre une mitrailleuse clapote et nous réveille. La fatigue nous tient et nous empêche de penser, juste si l'on songe à absorber quelques nourritures.Les réserves que je possède en colis sont tout à fait frigorifiées, le bout de pain que nous n'avons mangé est devenu aussi dure que de la pierre et le pauvre pinard tout gelé cliquette dans nos quarts. Le réconfort de cette froideur nous rappelle à la réalité ; tour à tour nous sortons et inspectons notre propriété. Le soleil daigne quelques instants jeter un coup d'œil distrait sur les nouveaux martyrs de la journée, mais épouvanté de les voir si nombreux, il referme les yeux et laisse revenir un froid plus mordant encore. L'éclaircie a suffi et n'a pas été inutile, des avions s'en sont venus nous donner espoir et par leurs acrobaties et leur témérité, ranimer nos courages.

12 h ; maintenant le bombardement recommence, c'est un écrasement de torpilles, dés le début, on perçoit les départs puis le lourd froufroutement,

Mais bientôt les éclatements de leurs voix croasseuses couvrent tous les autres bruits. La terre tremble en s'entrouvrant et ses profondeurs remuées par le choc, nous secouent étrangement. On croirait qu'elle veut nous engloutir encore, mais, nous autres, soit abattement, soit confiance, nous nous endormons tour a tour, laissant à nos guetteurs le soin de veiller.

14 h : je me réveille comme après un long voyage, plus fatigue qu'auparavant. Ou suis-je ? Assis sur les marches d'une sape, le plus près de l'entrée, Duclos, la tête appuyée sur mes genoux, dort d'un sommeil très agité. Legris, devant moi, ronfle, le corps adossé a mes jambes ; ce n'est qu'un souffle général. Ils reposent. Je ne veux les distraire.

Mais voici Touraine, à l'ouverture de notre abri, c'est lui qui veille pour nous. Me voyant éveillé, il s'approche. Comme il a froid ! Le brave petit gars a dû rentrer plusieurs fois durant les bombardements ; nos semblants de tranchées ont été bouleversées et ont failli l'enterrer. Quand j'y songe, il était seul et pouvait disparaître sans que nous le sachions et puissions le secourir. Nous causons a voix basse et nous rappelons les incidents du jour : « tu sais, me dit il, j'ai repéré le coin ou ils sont. C'est pas loin des boches et il faudrait faire doucement. Corbières est à moins de 50 mètres d'Artuis et impossible de l'avoir sans y aller à découvert. » Nous arrangeons l'affaire, on ira tous les deux ; les pauvres camarades ne seront pas oubliés. Ce n'est pas la prouesse qui nous fait agir, on ne peut pas laisser partir ainsi sans les revoir, ceux qui ont souffert avec nous. C'est entendu, aussitôt qu'on le pourra, on se glisse dehors et on y va.

Nous entendaient ils ou se sont ils réveillés tandis que nous causions ? Je n'ai cherché à le savoir ; mais déjà tous savent le projet. Pascal est de plus en plus anxieux de me voir partir. Je restai seul avec lui, Bruchon est d'un autre coté avec Ferré, ne voulant me distraire, il prend ses dispositions pour joindre la 7e compagnie. L'adjudant Hugo qui nous a rejoints est pressé d'établir cette liaison. Il n'a pas peur de mourir, mais il a peur que les boches nous coupent avec le 80. Il redoute sa responsabilité, ça l'inquiète de commander notre compagnie si réduite. Il ne me dit pas grand-chose mais seulement de rejoindre Pascal au plus vite quand nous aurons terminé notre touche. Je sors tout le barda et retourne m'engloutir pour parler encore avec les miens.

15 h : Duclos s'est secoué. Il est bien réveillé maintenant. On n'a presque pas pu manger tellement c'était froid, on a encore faim. Nous partageons nos petites réserves entre tous, moi je crois en avoir pour l'escouade pendant 2 ou 3 jours. Ce qui manquera ce sera peut être le pain. J'abandonne ensuite toutes mes petites affaires ; il faut prévoir l'avenir et me munir de 2 musettes vides, ce sera pour ranger leurs souvenirs. Nous parlions de nos pauvres disparus. C'est un grand vide, chez nous depuis septembre, ils étaient avec nous ; on s'était compris et sans le savoir, on était l'un pour l'autre « ma chère escouade ». Quelle bonne entente entre nous et aussi quel beau travail on faisait ! Les infatigables, on nous appelait !

Et l’on parle aussi des siens, de la permission toute proche ; on ne maudit plus la guerre et on se berce d'un pieux espoir d'aller voir tout ce qui est cher. Tous attendons la fin de ce séjour en ligne. C'est notre tour de perme[4].

Et dans le silence qui se fait, le jour tombe pale et triste ; un grand frisson nous secoue, de froid et d'horreur à la pensée d'une nuit dans la neige, sur un champ de bataille.

16 h : il fait assez nuit pour s'aventurer sur le champ. Touraine me regarde : « on y va ? » dis je. « Allons ! » répond-il à voix basse. Et lentement, comme des gens calmes, et sûrs de leur idée, nous remontons l'escalier de leur abri. Dehors, un froid piquant, un vent du nord glacial qui coupe la respiration et pénètre les chairs. Nous voici dans le boyau, pas de fusil à la main, juste la baïonnette au coté et quelques grenades en poche. On se secoue un peu comme pour faire partir le froid qui s'accroche a soi désespérément et ainsi allégé, on s'avance presque allègrement mais avec prudence. Le soir est calme, bien calme, pas de coup de feu, pas de fumée, au loin, vers le Mort-Homme, quelques claquements qui se répercutent au fond du ravin et dans l'eau du marais, puis plus rien. Je marche devant, me baissant quelques fois ou le boyau a été bouleversé et où il faut passer à découvert. Depuis 5 minutes, nous allons ainsi enfin, nous sommes au point terminus, une sape a notre gauche s'ouvre béante, il faut s'y glisser pour gagner l'autre extrémité d'une tranché qui anciennement remontait ou sont les boches maintenant, et remonter avec précaution car un léger camouflage la cache et le permet de n'avoir aucune clarté du dehors. Je remonte par un petit trou, juste la place d'un homme, et dans l'obscurité qui s'accroît, cherche à la percer de mes yeux. Devant moi, l'entre deux lignes, un vallonnement tout blanc parsemé ça et là de taches noires, trous d'obus et morts de la journée. Sans hésiter ni réfléchir, je me glisse et me coule dehors dans la neige et vais droit vers un dernier repli, probablement un boyau qui se comble et que je devine devant moi. Touraine en me suivant, me touche presque. Artuis est là, dit il, et il me fait voir le repli. Alors nous avançons cote à cote encore quelques mètres, rampant ; nous n'apercevons rien, enfin, nous touchons et glissons dans le vieux boyau.

Un long frisson m'a secoué tout à coup : il est là devant mes yeux. Couché sur le coté gauche recroquevillé, de ses mains crispées, il se tient le ventre ; c'est là que la mort l'a eu, une couverture autour des jambes que quelque inconnu lui a porté dans la journée. Nous le regardons ainsi et pensons sans rien dire. Le boche, en face, mon dieu, on n'y songe plus, et voila qu'un fusée claque dans la nuit, s'élève et s'allume avec un bruissement sinistre et vient tomber derrière nous. On s'est blotti. Touraine, avancé quelque peu, s'abrite derrière une jetée ; moi, je me suis glissé derrière Artuis. Et voici une autre fusée qui chuchote en se moquant ; oh ils nous ont vus ! Je vois jaillir dans l'ombre quelques étincelles de mitrailleuses et j’entends le sifflement des balles dessus moi ; quelques sons mats mais lugubres reprennent, ils ont bien tiré. Nous ne bougeons pas ; que faire ? Attendre un peu ; 5 minutes, nous restons ainsi, puis brusquement, sans mot dire et l'on commence le dépouillement. Pendant que j'étais blotti, j'avais perçu un tic-tac régulier tout proche de moi. Qu'est ce ? Ce ne pouvait être ma montre, elle était trop éloignée de l'oreille. Cette pensée n'avait pas suivi et j'avais oublié quand, en prenant la main de mon pauvre camarade, je sens quelque chose au poignet. C'est une montre. Je l'enlève, et me rappelant, la porte à l'oreille. Ce fut pour moi un coup de massue : elle, survivre, quand lui n'est plus, ça ne pouvait être et je ne pouvais comprendre : la matière résiste à la vie, ça non ! Ce tic-tac m'énervait et me révoltait. Peut être aurais je broyé la pauvre montre, si Touraine ne m'avait distrait en me chuchotant : « vite, on nous attend là bas ». Et j'engouffrais vivement la railleuse. Notre travail dura 5 minutes : visiter toutes les poches, toutes les doublures, prendre la musette et le bidon afin de ne rien laisser perdre ? C'était fini, Touraine rampait déjà chez Corbières, mais je me rappelle tout à coup le paquet de pansements, ça c'est utile pour n'importe qui et ici, dame, ça en manque plutôt ! Mon pauvre Artuis, tu m'en voudrais de l'oublier. C'est un service que tu pourras encore rendre. Et je cherche les pansements, puis, vite, pour ne pas perdre Touraine, je m'éloigne et je m'efforce de le rejoindre. Devant moi, à quelques mètres, il s'avançait doucement sur les genoux puis sur les coudes, on n'allait pas vite mais on avançait où, je ne savais pas, et suivais sans penser l'œil fixé sur mon guide, sur la neige toute blanche à cette heure. C'est sinistre de voir quelqu'un s'avancer ainsi, qui se train plutôt qu'il ne marche. Oh ce fut long ce rampement ! Où étaient les boches ? Je l'ignorais tout à fait. Enfin, sur cette nappe toute blanche, mes yeux découvrent pour ne plus la quitter une tache sombre vers laquelle nous allons. Touraine aussi a vu, alors, tous deux, sûrs de nous-mêmes, nous avançons plus vite et arrivons près de Corbières. Lui est tombé en avant, couché sur le ventre, un trou à hauteur de l'œil, au milieu de la tempe. Il n'a pas souffert ; son fusil gît à côté de lui. Alors, pour ne pas oublier cette fois, vite, je cherche le paquet de pansements puis continue avec Touraine la funèbre tâche. On en laisse rien sur lui, même les bagues d'aluminium, pas un morceau de papier. Puis nous détachons les musettes et les bidons ; alors nous le prenons doucement, lui joignons les mains et le mettons sur le côté, face à la mitrailleuse. C'est tout ! « Partons » dit Touraine, car peut être les boches pourraient nous surprendre. J'eus une pensée d'adieu pour ce brave compagnon, une pensée de vengeance aussi et je suivis Touraine. Une dernière fois, je me retournai et avant de disparaître, lui envoyait le suprême baiser, amour des combattants entre eux. Ce fut tout.

Nous suivîmes notre premier chemin, arrêtant souvent pour éviter quelques rafales qui nous prenaient en enfilade et enfin arrivâmes près d'Artuis.

Document complémentaire

Notes

  1. Il a été promu caporal le 21 mars 1916.
  2. Archives départementales du Pas-de-Calais, recrutement militaire, 1 R 9347, matricule 1981
  3. Le 80e régiment d'infanterie.
  4. Perme : permission.